Si les médias émergents peuvent se compter sur les doigts d’une main au Québec – notamment les «pure player» comme on les appelle en Europe (c’est-à-dire uniquement sur le web), mais également les magazines – il en existe plusieurs centaines en France. Tellement que, depuis quelques années, un syndicat de la presse indépendante existe, le Spiil. On retrouve même des incubateurs, des espaces de co-working et des accélérateurs de projets médiatiques, qui ont tous pour but d’aider de nouveaux médias à prendre leur envol et à les accompagner dans un modèle d’affaires et éditorial à long terme.
L’épine des médias numériques, comme de ceux existants, c’est l’argent, toujours l’argent. Personne n’a la solution miracle du modèle d’affaires qui permettra aux artisans de l’information de vivre et survivre. Les publicitaires délaissent le papier, mais ne rapportent pas de revenus suffisants sur la toile. La population, habituée à la gratuité, résiste à payer pour s’informer. Les subventions institutionnelles se font rares, diminuent, et vont souvent aux grands joueurs. Pourtant, des modèles comme Mediapart réussissent à ne vivre que de leurs abonnés.
On peut questionner l’aspect monétaire de l’information, tout comme l’éducation le fait. Le droit de s’informer et d’informer est-il marchandable? L’information n’est-elle pas un service public, qui devrait donc être financé comme tel, c’est-à-dire par l’État? Ce dernier en finance certains, comme Radio-Canada, mais ne devrait-il pas également offrir du soutien aux médias indépendants, si l’on croit à la diversité des médias et des points de vue?
C’est notamment ce que le Spiil propose, dans son manifeste pour un changement de l’écosystème de la presse numérique. «Dans un régime démocratique, l’État a le devoir de favoriser le pluralisme de la presse. Il le fait aujourd’hui à travers un certain nombre d’aides, notamment pour les journaux à faibles recettes publicitaires. […] Avec le numérique, on a vu apparaître à Paris, mais aussi beaucoup en région, un foisonnement de nouvelles entreprises de presse, souvent créées avec enthousiasme par de jeunes journalistes innovants. Elles pourraient constituer le terreau de la presse de demain. […] Pour favoriser leur développement, l’État pourrait donc créer un statut de « jeune entreprise de presse ».»
Il subsiste cependant toujours le danger que les financiers s’ingèrent dans l’éditorial du canard qu’ils financent.Les annonceurs, aujourd’hui, vont plus loin que jamais, en demandant aux dirigeants et dirigeantes des entreprises de presse de déguiser la publicité en articles journalistiques, qui se fondent dans le reste du contenu d’information d’un média, et que le lecteur ou la lectrice ne distingue pas du reste (ce que l’on appelle la publicité native). C’est notamment le cas de La Presse «Extra», qui identifie très subtilement ce genre de publicité, justement par le petit logo «extra» en haut à droite des articles-publicités. Cette situation a d’ailleurs été décriée par le syndicat de l’institution, qui juge qu’elle devrait être plus clairement identifiée. En plus de mettre les journalistes dans un contexte éthique bien difficile, quand les lecteurs et lectrices apprennent ce que signifie le «extra», la Presse perd confiance et crédibilité à leurs yeux, avec raison.
L’une des solutions les plus envisageables réside du côté de la base, le public. Le sociofinancement, qui, au Québec, a par exemple aidé à fonder, outre Ricochet, des médias comme Planete F et Nouveau Projet, et qui tente de sauver CIBL, est un important coup de pouce aux nouvelles idées. En France, le site J’aime l’info permet aux citoyens de financer en dons la presse indépendante. Il faut miser sur le fait que les citoyens et les citoyennes sauront reconnaître une qualité d’information qui mérite d’être financée. Mais, ne pouvant exploiter à long terme ce filon (le sociofinancement peut constituer un coup de pouce essentiel au démarrage, mais ne peut être un financement récurrent, sauf si l’on parle d’abonnements), il faut également se tourner vers les fondations et institutions, qui bénéficient de montants substantiels pouvant aider énormément un média à survivre. Là encore, il faut néanmoins s’assurer de tracer une ligne claire quant à la liberté éditoriale des médias financés.
Johan Weisz-Myara, fondateur de Street Press et co-fondateur de Media Maker, a affirmé, lors d’une conférence sur les incubateurs pour les médias, qu’entrepreneuriat et médias étaient souvent mal vus dans la presse, comme si cette dernière était exempte d’une viabilité économique, de faire un minimum de revenus afin de payer ceux et celles qui font l’information, dont c’est le métier, au même titre que toutes les autres professions. Être payé en «clics» et en partages ne permet pas de payer son loyer. Il faut sortir de cette logique qui dit qu’au nom de la sacro-sainte information pure, les personnes derrière n’ont pas besoin d’être payées, parce qu’elles «ne font pas ça pour ça». Un texte, une enquête; l’art de trouver des sources intéressantes, de faire de bonnes entrevues; fouiller l’information afin de trouver un angle original: ce travail se paye, au même titre que tous les autres, autant dans les grands médias que dans la presse indépendante.
Survivre ensemble
L’avantage de la presse indépendante, c’est qu’elle est un banc d’essai. Pour les modèles monétaires, mais également pour repenser le système, notamment, de s’allier, d’échanger et de de partager des ressources entre médias indépendants.
Pendant les Assises a aussi été évoquée l’idée de mettre sur pied des «boîtes à outils» pour les jeunes médias désirant vivre et survivre, notamment ceux situés en région. Loin des impératifs économiques, de la course aux primeurs et aux cotes d’écoute, la presse indépendante doit travailler ensemble. Pourrait-on penser, par exemple, à des abonnements conjoints? Ce qui profiterait à la fois aux médias et au lectorat, qui n’a pas parfois pas les moyens, malgré son désir de le faire, de s’abonner à chaque média? Nouveau Projet et Planète F le font déjà au Québec, mais d’autres pourraient l’envisager. Des abonnements conjoints entre des médias français et québécois pourraient aussi voir le jour. Cela permettrait d’ouvrir la francophonie, de bâtir des ponts et de faire connaître, d’un côté et de l’autre de l’océan, nos différents médias.
Le marché et l’espace démocratique médiatique sont loin d’être saturés au Québec. Il y a de la place pour créer d’autres points de vue et d’autres espaces médiatiques. La France, forte de ses 4000 titres de presse, est un exemple de cette diversité, malgré sa population plus nombreuse que celle du Québec.
Dans Sauver les médias (Seuil, 2015), Julia Cagé affirme que «[…]a société des médias va au-delà des médias. Elle dit la nécessité de penser un modèle entre fondation et société par actions. De repenser le partage du pouvoir d’une manière plus démocratique dans le capitalisme. De trouver un entre-deux entre les errements symétriques de l’illusion hyper-coopérative […] et de l’illusion hyper-capitaliste […]. De permettre le renouvellement du pouvoir et des personnes.»
L’indépendance des médias passe, de l’avis de plusieurs, par une indépendance économique et par des modèles autofinancés. Si nul ne peut prédire l’avenir des médias, au moins, on avance vers des solutions, et réfléchir ensemble fait au moins qu’on ne recule pas. Longue vie à la presse, et surtout, à son indépendance.
Quelques exemples de médias indépendants d’ici et d’ailleurs :