Benoit Rose : En tant qu’anthropologue, vos recherches portent notamment sur la détresse émotionnelle, le vivre-ensemble et l’Islam. Vous vous intéressez au mal-être ressenti chez une certaine partie de la jeunesse musulmane, qui semble rejeter l’islam de ses parents et chercher des alternatives plus inspirantes – et malheureusement parfois violentes. Quel type de regard votre travail vous permet-il de poser sur ce mal-être? Et comment peut-on le relier à celui ressenti chez de jeunes occidentaux ayant pourtant grandi dans des cultures non-musulmanes, et qui se radicalisent aussi?
Abdelwahed Mekki-Berrada : Contrairement à la culturalisation et à l’essentialisation que font différents acteurs de l’espace public de ce mal-être profond, celui-ci est très loin d’être une exclusivité des jeunes musulman-e-s. Ce mal-être contagieux se traduit parfois par une radicalisation violente, et celle-ci est plurielle. Il n’y a en effet qu’à voir la récente (ré)émergence et la relative vitalité de groupes néonazis, ultraconservateurs ou ultranationalistes. Même le Ku Klux Klan (KKK), qui appuie Donald Trump à l’investiture républicaine, a le vent en poupe aux États-Unis.
Le Québec n’est pas en reste : depuis 2007, nous assistons à l’éclosion de groupes ultranationalistes, antisémites et islamophobes. En plus de jeunes radicaux «libres» se réclamant d’un islam littéraliste et intolérant, il y a la Fédération des Québécois de souche, Table rase, PEGIDA-Québec (acronyme allemand pour Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident) et la Ligue de défense juive, pour ne citer que ceux qui ont fait la manchette des journaux à un moment ou à un autre.
Les autorités municipales, provinciales et fédérales québécoises et canadiennes, toutes obédiences politiques confondues, condamnent la présence de ces idéologies extrémistes. De plus, bien que l’extrême-droitisation de la population fasse son chemin au Québec, il ne faut pas négliger la lame de fond qui s’indigne de l’existence en sol canadien de ces mouvements xénophobes et haineux.
Mais tout se passe comme si l’islamophobie, et son miroir qu’est la radicalisation violente au nom de l’islam littéraliste, étaient deux radicalités cherchant à dire une souffrance dont les porteurs ignoreraient eux-mêmes la cause profonde. Et cette ignorance s’accompagne de chaos, c’est-à-dire d’absence de sens. Or l’humain, sa déclinaison juvénile surtout, peut s’adapter à tout sauf au chaos.
B.R. : Vous observez ainsi que face à l’ambigüité des causes profondes de leurs souffrances, et face aux sentiments de désarroi, d’impuissance et parfois d’humiliation qu’ils éprouvent, de nombreux jeunes en proie à un chaos insupportable sont susceptibles d’adhérer aux discours et aux combats de l’islamisme violent ou encore de son miroir, l’islamophobie?
A.M.-B. : Il s’agit de construire du sens, mais face à la crise herméneutique structurelle de notre humanité moderne, plus créatrice d’anomie que de sens, la stratégie la plus accessible consiste à construire un ennemi sur lequel l’on fait converger une violence collective jusque-là passablement contenue. Pour l’un, l’ennemi à dissoudre est le musulman déshumanisé; pour l’autre, l’ennemi à décapiter est le non-musulman animalisé. L’on détruit ainsi le peu de sens qui restait. Primo Levi a brillamment montré comment la déshumanisation dans les camps de concentration passait par la destruction du sens, de toute narrativité génératrice de sens.
Les modernités laïques et religieuses ne savent plus comment crier aujourd’hui le non-sens de leurs souffrances respectives, sinon par des pratiques discursives violentes et nihilistes qui se déclinent de multiples façons, mais dont la cible à assimiler ou à détruire (ce qui revient au même) est substantiellement une, à savoir cet Autre discursivement et politiquement construit en menace existentielle. Nos modernités laïques et religieuses convulsives sont dans l’impasse épistémologique et ontologique la plus radicale de leur histoire.
Les jeunes adultes, soient-ils (et soient-elles) occidentaux ou non, musulmans, athées, suprématistes, antisémites ou islamophobes, éprouvent déjà d’énormes difficultés à se tailler une petite place dans des pays où les empires financiers ne laissent que de petites miettes en partage pour les jeunes; des pays aussi où l’État, même libéral et démocratique, tend également à user d’une grammaire normée de matraques et de drones, espérant ainsi revendiquer sa souveraineté et mieux appliquer la loi. Tout se passe alors comme si – pour un certain nombre de nos jeunes déjà profondément troublés par l’impasse épistémologique et ontologique des modernités laïques et religieuses – la terreur et la violence représentent le seul discours et stratégie d’action possibles.
Face à ce constat, ne serait-il pas urgent de cesser d’islamiser à tout prix la radicalisation violente des jeunes d’ici et d’ailleurs, avant de chercher à mieux comprendre les causes et les mécanismes de la radicalisation plurielle?