Je suis aujourd’hui en réécriture d’un texte et devant moi le mot bébelle apparaît, un peu grossier. Je le voudrais tout petit, perdu dans la mare des mots, mais dans mon désir de l’étouffer il rougit, comme cet intrus qui n’arrive pas à se faire oublier. Il est au cœur de mon texte et il hurle à pleins poumons, comme s’il avait enfin la chance de se faire entendre, après tous ces textes qui ont décidé de ne pas l’utiliser. Mais pourquoi?

La question me brûle : pourquoi ne pas utiliser bébelle? Parce que ce n’est pas littéraire, parce que c’est un sous-niveau de langage, familier, qu’on utilise seulement en parlant, et encore. Bébelle, ça ne se dit pas, et ça s’écrit encore moins. Pour m’aider, je cherche dans le dictionnaire. Entre bébé et bébête : rien. Le Petit Robert, fort de ses 60 000 mots, reste muet. Le Larousse ne se mouille pas davantage, pas plus d’ailleurs que le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). Oui, je vous entends d’ici : mais lâche la France. Ou encore : lâche le morceau. Plutôt, je me rabats sur Google, ce grand érudit, citoyen du monde. Et paf.

La question me brûle : pourquoi ne pas utiliser bébelle?

«Bébelle (Québec) (familier) : jouet.» C’est là, dans le Wiktionnaire. Ce petit mot qui semble n’appartenir qu’à nous, ce presque rien qui nous est familier, que j’ai failli snober parce que nos copains de là-bas n’en veulent pas. Et soudain, il est hors de question que je défasse mon texte de ce mot. Même, quand je lis son origine, je me prends à vouloir le défendre : «Étymologie : Déformation du mot babiole

Une «déformation». Le choix de mot me surprend. Comme si c’était plus difforme que babiole.

Une «déformation». Le choix de mot me surprend. Comme si c’était plus difforme que babiole. Je me demande à force de quels enfargements de l’histoire bébelle a perdu du galon. Une bébelle, cette chose que nous ne voulons pas, cet objet que l’on possède et qui nous semble bon à jeter. Une bébelle, ce n’est pas une bagatelle, mais c’est presque rien, c’est ce jouet dont personne ne veut, c’est ce qu’on a quand on n’a rien d’autre.

Et babiole, lui? Ne nous enflammons pas, ça n’évoque rien de bien grand : c’est une babiole. Mais c’est un mot qui a sa propre histoire, que tous les dictionnaires ont jugé bon d’intégrer, sans le bémol de la familiarité : «Babiole : petit objet de peu de valeur. (De l’italien babbola, bêtise, enfantillage, XVIe siècle).» Bébelle a déformé babiole, mais babiole est le fier héritier de babbola. Vraiment, qu’a-t-on à tant s’acharner sur nos bébelles?

Il faudrait peut-être revenir sur la valorisation d’un français au détriment d’un autre, un monopole à peine entendu qui confine sans raison les québécismes à un rang inférieur. Il faudrait évoquer l’arbitraire de la langue, la lutte des classes, l’étymologie et les rapports de pouvoir. Peut-être alors pourrions-nous comprendre pourquoi dire bébelle, ce n’est pas chic.

D’ici là, il faudrait sûrement se rappeler que l’arbitraire est partout, que le pouvoir glisse parfois et condamne aveuglément. Au fil du temps, plusieurs mots ont été placés à l’orphelinat, aux oubliettes de l’histoire, tandis que d’autres s’acharnent à l’existence, en dépit de la violence qu’on leur fait subir. Le monde est bien cruel, parfois. Mais aujourd’hui, les yeux sur mon texte biffé, raturé, envahi par des notes en patte de mouche, un mot règne par-dessus tous les autres : bébelle. C’est jour de carnaval, chantons-le, faisons-le rimer, ayons une pensée pour lui, pour tous ces autres jours où nous le croisons sans un regard, où nous le maltraitons sans raison, où nous lui rappelons l’ombre lourde qui pèse sur lui. Pour tous ces autres jours où le monde a tellement de bébelles, petites et grandes, qu’on ne sait plus comment en venir à bout.