En 1975, dans le contexte de la crise manufacturière qui sévit partout en Occident, l’usine de textile Tricofil, à Saint-Jérôme, est sur le point de fermer quand les travailleurs ont l’idée d’acheter l’entreprise et de la transformer en coopérative de travail. Jusqu’en 1982, les travailleurs tâcheront en vain de redresser l’usine. Leur démarche sera fortement médiatisée et leur opération de sauvetage, appuyée avec conviction par la FTQ et le gouvernement du Parti Québécois. Leur échec laissera des séquelles. Le Fonds de solidarité de la FTQ, lancé peu après, aura jusqu’aujourd’hui un préjugé défavorable à l’endroit l’économie sociale (surtout si on le compare au Fondaction de la CSN, par exemple) et plusieurs autres demeureront sceptiques quant à la viabilité des reprises d’entreprises par les employés.
On doit toutefois éviter de tirer des conclusions trop générales à partir du seul cas de Tricofil. En Argentine, quelques 160 entreprises ont été (de façon durable, dans la grande majorité des cas) récupérées par plus de 9 000 salariés dans la foulée de sa crise économique de 2001. Au Québec aussi, plusieurs transferts d’entreprises aux employés ont donné lieu à des coopératives économiquement viables : l’entreprise manufacturière Promo Plastik, à St-Jean-Port-Joli (1992), la rôtisserie St-Hubert Premier défi, à Laval (1995), la station radiophonique CHNC-FM, à New Carlisle (2007), ou encore la librairie Pantoute, à Québec (2014). C’est toutefois dans le secteur des ambulances que le Québec a connu ses cas de transferts les plus réussis.
Au début des années 1980, rappelons que les services ambulanciers étaient presqu’exclusivement fournis par des entreprises privées au Québec. C’est alors que la CSN, malgré l’échec de Tricofil, encourage ses travailleurs ambulanciers (aujourd’hui appelés paramédics) à acheter leur entreprise à leur employeur et à constituer des coopératives de travail. Dans les années 1980, de telles coopératives apparaissent un peu partout au Québec.
À Montréal, le transfert n’a pas réussi. Faisant face à la faillite, la Coopérative des travailleurs des services d’ambulances de Montréal a vendu l’ensemble de sa flotte à une corporation publique, Urgences-santé, en 1991.
À l’extérieur de Montréal et de Laval, cependant, contre les attentes de plusieurs (et peut-être même de la CSN), les coopératives de travail ont tenu bon. Ce succès coopératif — unique en Amérique du Nord — est considérable : avec une main-d’œuvre de plus de 1 000 travailleurs et un chiffre d’affaires s’approchant du 100 millions de dollars par année, les coopératives de paramédics possèdent aujourd’hui le quart de l’ensemble des véhicules ambulanciers du Québec, comme l’illustre le tableau ci-dessous.
Source : Urgence d’agir : Rapport du Comité national sur les services préhospitaliers d’urgence (2014)
Il est étonnant que cette histoire demeure aujourd’hui toujours aussi méconnue : alors qu’il existe plusieurs articles, chapitres de livres et monographies sur l’échec de Tricofil, il n’y a à peu près rien d’écrit sur l’histoire des coopératives de paramédics au Québec.
Un contexte juridique structurant
Au Québec, la reprise des entreprises par les employés est un phénomène plutôt marginal. Cette marginalité pourrait pourtant être dépassée en présence d’une certaine volonté politique. Reconnaissons-le : le Québec n’est pas entièrement en reste. En mai 2013, par exemple, dans le cadre de sa Stratégie de l’entrepreneuriat, le gouvernement a octroyé 1,5 millions de dollars sur trois ans à Groupe Coop Relève pour faire notamment la promotion de la formule coopérative en matière de transfert d’entreprises. Le Plan d’action gouvernemental en économie sociale 2015-2020 prévoit également des investissements de 1 million de dollars sur cinq ans pour un programme de soutien pour favoriser les reprises collectives par les travailleurs.
En s’inspirant d’expériences étrangères, le Québec pourrait toutefois en faire beaucoup plus. En Italie, par exemple, la loi Marcora permet, depuis 1985, aux travailleurs licenciés d’utiliser leurs indemnités de chômage accumulées pour récupérer une entreprise et en faire une coopérative de travail. Une loi similaire existe en Espagne depuis 1986. Plus récemment, en France, la loi de 2014 sur l’économie sociale et solidaire a créé les SCOP (l’équivalent de nos coopératives de travail) d’amorçage, ce qui permet aux salariés de reprendre une entreprise et d’en détenir la majorité des voix sans pour autant en détenir immédiatement une majorité du capital; la loi laisse aux travailleurs une période de sept ans pour devenir majoritaire au capital.
Dans le contexte où nos fleurons ne cessent de passer en mains étrangères, il nous faut d’autres façons de penser la relève en entreprises. La reprise par les employés en est une.