Parfois, je pousse plus loin en interrogeant mes jeunes interlocuteurs sur le secret de cette inimitié présumée envers l’islam. Étant moi-même croyant, j’avoue que je dois me retenir pour ne pas applaudir lorsque, en guise de réponse, ils me servent leur si naïf et si fier «parce qu’ils sont jaloux de l’islam qu’ils savent être la meilleure religion».
Face à de tels propos, à chaque fois aussi, je tente d’abord d’attirer l’attention sur la nature exagérée des affirmations. J’essaie surtout d’expliquer que le sujet de celles-ci, «ils», pose problème. Qu’il n’est qu’un être imaginaire, comme leurs mangas, puisque les Québécois n’affichent manifestement pas une seule et même attitude envers l’islam ou les musulmans. Que leurs positions sur ces questions sont multiples et parfois contradictoires. Que certains d’entre eux témoignent d’un grand respect et de beaucoup de sympathie envers leurs concitoyens musulmans. Que d’autres vont même jusqu’à les défendre vigoureusement dans l’espace public. Parfois, j’effectue également un retour sur le passé récent du Québec, en rappelant ses extraordinaires mobilisations populaires des années 90 et 2000 contre les guerres impérialistes états-uniennes ou les exactions israéliennes.
En général, les ados m’écoutent respectueusement et avec intérêt. Mais dès que je leur recède la parole, ils n’hésitent pas à me reprendre subtilement. Ils confirment d’abord mes propos à l’aide d’exemples tirés de leurs propres expériences sociales. On me parle ainsi des bambins de l’école primaire «qui étaient de vrais amis» et de leurs parents «qui étaient très gentils»; de l’actuel prof du secondaire «qui traite correctement ses élèves musulmans et exprime ouvertement son désaccord avec les clichés antimusulmans»; de cette personne d’un certain âge «qui, un jour, les a interpellés devant l’entrée de l’école et, apprenant leur origine arabe, déclare tout l’amour qu’elle porte aux gens qui viennent de là-bas, qu’elle trouve bien élevés, serviables, grands travailleurs».
Mais mes jeunes contradicteurs reviennent ensuite très vite à la charge. Ils insistent : les Québécois ne nous aiment pas, et mes nuances, si elles leur apparaissent tout à fait pertinentes, ne comptent pas vraiment. Ce ne sont que des exceptions, soutiennent-ils, en précisant qu’il ne s’agit bien évidemment pas pour eux de «tous les Québécois», mais de leur «très grande majorité». C’est donc celle-ci qui ne nous aime pas parce qu’elle déteste l’islam.
Enfin, remarquant probablement mon scepticisme, ils déroulent frénétiquement le chapelet de ce qu’ils disent être leurs incontestables preuves. D’abord et surtout les journalistes «qui ne parlent que de nous et toujours de manière négative». Ensuite le PQ «qui veut interdire l’islam au Québec». Enfin, le passé invoqué de la solidarité québécoise «qui n’est justement que cela, un passé». Selon eux, les choses auraient depuis lors beaucoup changé, et aujourd’hui, on devrait tous le savoir, c’est plutôt l’indifférence qui est devenue la règle face aux souffrances des musulmans d’ici et d’ailleurs. Bref, tout y passe, et surtout, tout y passe sur le ton de l’inébranlable évidence.
Tout à l’heure, je disais qu’il m’arrivait souvent que je doive m’efforcer à retenir mes applaudissements devant la force naïve de la fierté religieuse de nos ados. À cette étape-ci de l’échange, j’avoue que je dois au contraire faire un plus grand effort pour ne pas étrangler les machines à généralisation que j’ai maintenant devant moi. Mais, pour autant, je ne désespère pas de pouvoir nuancer leurs affirmations. Aussi, je rappelle qu’il ne s’agit nullement de tous les journalistes et que ces derniers ne parlent pas que des musulmans. Que, par ailleurs, si la nature négative du traitement médiatique demeure incontestable, elle est rarement due à une animosité envers l’islam. Qu’elle est plutôt la malheureuse conséquence de la réalité actuelle de l’industrie médiatique, en quête continuelle de sensations, voire de sensationnalisme. Enfin, je fais remarquer que le PQ n’est pas la seule formation politique du Québec, et que le PLQ, ainsi que QS dans une certaine mesure, sont contre l’interdiction du voile. Même pour les péquistes, je souligne qu’il est faux de soutenir qu’ils souhaitent tous chasser les pratiques musulmanes de l’espace public. Que ce n’est là que le projet d’un courant puissant au sein de ce parti, mais qui est loin d’être hégémonique.
Et ainsi à l’avenant, jusqu’à ce que je trouve l’excuse de mettre fin à la discussion. Quoique sans jamais avoir la certitude que mon interlocuteur ait un tant soit peu changé ses idées sur le Québec. C’est-à-dire sur son propre pays natal et sa propre société…
J’ignore aussi si les ados dont je parle ici le savent. Suite à nos échanges, je ressens toujours au plus profond de moi-même qu’ils n’ont pas tout à fait tort. Non pas qu’ils aient raison sur la haine qu’entretiendrait la majorité québécoise à l’endroit de l’islam ou des musulmans. Cette affirmation est sans l’ombre d’un doute complètement erronée.
Par contre, rien ne me semble plus réel et plus juste que le sentiment que ces enfants ressentent et expriment certes maladroitement à coups d’exagérations et de généralisations. Je sais aussi que le travail de la raison, qui qualifie les faits en vue d’atténuer les jugements, ne peut rien contre ce sentiment d’injustice, car il leur pèse de toute la force de l’atmosphère délétère qu’ils vivent depuis quasiment leur naissance. C’est pourquoi, au-delà des actes et des discours que ces charmantes petites têtes amplifient, il faut comprendre que c’est cette atmosphère qui fait l’essentiel du rejet que leurs grands coeurs ressentent.
Et c’est cela aussi, l’islamophobie que la société et l’État québécois sont invités à combattre d’urgence plus sérieusement.