Non seulement les femmes sont sous-représentées dans les médias canadiens, mais les chiffres d’une récente étude de Informed Opinion, un organisme à but non lucratif qui travaille à réduire l’écart entre les hommes et les femmes dans le discours public, démontrent que la situation a peu évolué depuis la dernière décennie. Aujourd’hui, «les hommes constituent 71 % de toutes les personnes citées ou interviewées dans la presse ou à l’antenne» dans les médias canadiens. L’étude s’est basée sur la représentativité dans les médias et émissions Tout le monde en parle, CBC The Current, le Toronto Star, La Presse, le Globe and Mail, le National Post, CTV et National News.
«L’étude indépendante s’est penchée sur 1 467 articles et segments radio et télédiffusés provenant de sept journaux et autres médias d’information canadiens au cours de trois périodes de surveillance distinctes, entre octobre et décembre 2015», peut-on lire dans le communiqué paru suite à la diffusion de l’étude. De ces chiffres, on peut constater que les opinions féminines représentent 29 % de l’ensemble de celles qui sont exprimées à l’antenne ou dans la presse.
Des nombres qui ne surprennent pas Marilyse Hamelin, journaliste indépendante et blogueuse féministe. «Cette étude vient confirmer ce que je soupçonnais depuis des lustres. Il suffit de prendre un quotidien et de le parcourir en comptant le nombre de photos d’hommes et de femmes. Ça donne une bonne idée de la place de ces dernières dans notre société.» Selon la féministe, même quand une place est faite aux femmes dans les médias, les intentions derrières ne sont pas toujours nobles, donnant en exemple le dernier épisode de Tout le monde en parle, qui a reçu sur son plateau Sophie Durocher et Geneviève St-Germain afin de parler de féminisme et des propos de la ministre Thériault. «Il apparaît évident que la production a privilégié l’aspect «show» aux enjeux de fond. Au final, on a eu droit à un genre de «cat figt» qui vient renforcer le stéréotype selon lequel les femmes se tirent dans les pattes, sont des êtres principalement émotifs et chicaniers.»
Pourquoi?
Pour Lise Millette, présidente de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) et bénévole pour Informed Opinion, plusieurs facteurs peuvent expliquer ces chiffres désolants, et cette évolution stagnante de la présence des femmes dans les médias. «Ce n’est pas toujours systémique ou volontaire d’écarter les femmes, mais dans certains cas, le fait de ne pas faire l’effort d’aller les chercher n’est même pas conscient. Souvent, le premier réflexe est d’aller chercher un homme, alors qu’il y a de plus en plus de femmes spécialisées et diplômées qui pourraient prendre de la place dans l’espace public et contribuer à la diversité des experts.» La journaliste chez QMI soutient également que parfois, les femmes s’écartent d’elles-mêmes quand elles sont sollicitées afin d’intervenir dans les médias, par manque de confiance à s’exprimer sur un sujet, ou à cause d’enjeux de conciliation travail-famille, comme la disponibilité à participer à des panels télévisés le soir, par exemple. «Il y a des endroits où les femmes ne veulent tout simplement pas aller aussi, comme les radios poubelle de Québec. Elles n’ont pas envie d’aller y débattre», explique-t-elle. Malgré cela, les choses doivent changer, selon la femme impliquée dans les médias. « »Parce qu’on est en 2015″ (maintenant 2016) ne s’applique pas dans les médias, alors que pourtant, nous devrions être le reflet de la société. Même le gouvernement a fait la parité!»
Pour Pascale Navarro, auteure et journaliste (Femmes et pouvoir : les changements nécessaires, plaidoyer pour la parité, Leméac), «il y a peu de femmes citées, sollicitées, parce que l’on prend pour acquis qu’une expertise est neutre. Ce qu’elle est souvent, cela dit. Toutefois, le sujet qui s’exprime ne l’ est pas. C’est cela qu’il faut regarder de près . Socialement, du point de vue démocratique, on ne peut se contenter de laisser faire la nature, car celle-ci va au plus simple, et le plus simple, c’est de reproduire ce que l’on connait déjà. Si on oblige la parité dans les médias ou ailleurs, on change les structures et le système. Plus de femmes seront présentes, plus de femmes s’exprimeront. Elles prendront l’habitude de parler, de répondre présentes, parce que nous aurons changé la culture : et cette transformation est une invitation aux femmes. Elles ne se sentiront donc plus « imposteures » ou « non légitimées » de parler.»
Changer la donne
Pour Lise Millette, tout n’est pas noir. Elle espère que l’étude pourra contribuer à faire prendre conscience de la situation et que cette dernière pourra changer. «Je refuse d’être défaitiste et de me dire que « c’est ainsi, on ne peut rien y faire ». La confiance est quelque chose qui se bâtit et qui s’apprend. Les femmes fortes, comme les hommes forts, le sont devenues au fil du temps. Je crois qu’il ne faut pas que des modèles, mais aussi renforcer le sentiment de compétence et développer chez chacun le besoin, sinon le devoir, de jouer un rôle.»
Informed Opinion recommande aux médias plusieurs actions afin d’atteindre la parité, autant dans le choix des intervenant-e-s que parmi les travailleurs et travailleuses. Parmi elles, on peut noter, par exemple, le fait d’équilibrer les répondants d’un «vox-pop» en ne choisissant pas que les trois premiers s’il ne s’agit que d’hommes. Ou encore, expliquer à une femme refusant une entrevue que les sources masculines sur le même sujet sont beaucoup plus nombreuses, et qu’une perspective féminine sur l’enjeu serait intéressante. Si un panel de discussion est dominé par les hommes, se tourner vers la ou les femmes présentes en leur posant directement des questions, afin de s’assurer d’entendre leur point de vue.
Bref, plusieurs choses sont possibles afin de rééquilibrer la place des femmes dans les médias et comme intervenantes à leur antenne, pourvu qu’une prise de conscience et qu’un effort soit véritablement fait. Lise Millette est optimiste : «Je crois que l’appel à la diversité des voix se fait de plus en plus entendre, tant au chapitre de la représentation dans les médias que dans notre paysage culturel ou télévisuel. Je crois que les gens sont de plus en plus conscients qu’il faut partager le micro et braquer les projecteurs sur des coins d’ombres. L’étude révèle une très faible évolution des choses en 20 ans, je veux croire qu’il ne faudra pas 20 autres années pour que les choses changent. Et le premier changement consiste peut-être à ne pas attendre l’invitation».