La langue radio canadienne a longtemps été le symbole de la norme orale au Québec, et bien que je n’aie pas de données récentes sous la main, je ne crois pas me tromper en affirmant que c’est encore le cas. Dans les enquêtes sociolinguistiques, on donne souvent l’exemple du « français de Bernard Derome » pour illustrer la « bonne » manière de parler. Moi-même, je parle souvent du Téléjournal lorsque je veux expliquer qu’un terme familier n’aurait pas sa place au registre soigné.

Le problème, c’est que Guy Bertrand ne se contente pas de régir la langue de Radio-Canada. Il a une chronique à la radio et sur Internet (Le français au micro), dans laquelle il se prononce sur l’emploi de différentes formes. Et ça, c’est très problématique, car ce faisant, Guy Bertrand sort de son cadre institutionnel pour s’adresser au locuteur lambda, le «bon peuple», comme il se plaît à l’appeler.

Le problème, c’est que Guy Bertrand ne se contente pas de régir la langue de Radio-Canada.

Ma critique s’articule sur plusieurs plans, qui sont trop nombreux pour ce texte. Je vais donc en détailler seulement trois.

1) Utilisation du terme régionalisme pour parler des expressions québécoises

C’est une méthode très répandue (Antidote fait la même chose, d’ailleurs). Depuis quelques années, les dictionnaires du français, issus de France, incluent des formes «de la francophonie», pour témoigner de leur ouverture. C’est tout à leur honneur. On voit enfin poindre à l’horizon un semblant de début de commencement de tolérance à la variation. Le problème, c’est que ces formes sont toujours marquées, soit par le nom du pays ou de la région où elles ont été relevées, soit par la marque RÉGION, qui veut dire «régionalisme». Ce ne serait pas un problème en soi si les formes hexagonales, voire parisiennes, étaient également marquées, mais ce n’est pas le cas.

Le problème, c’est qu’on présente les formes québécoises, qui sont marquées comme des régionalismes dans les ouvrages hexagonaux, comme des régionalismes, mais à l’échelle du Québec.

Cependant, dans l’absolu, cette situation pourrait ne pas nous regarder, ici, et on pourrait se dire que les Français ont bien le droit d’écrire ce qu’ils veulent dans leurs dictionnaires. Mais le problème, c’est que ce n’est pas ce qu’on se dit. Le problème, c’est qu’on présente les formes québécoises, qui sont marquées comme des régionalismes dans les ouvrages hexagonaux, comme des régionalismes, mais à l’échelle du Québec. Par exemple, Guy Bertrand parle de rapailler et de maganer comme étant des régionalismes. Mais, que je sache, le Québec n’est pas une région de France! On ne peut s’adresser à des Québécois et appeler leurs mots courants des régionalismes! Un régionalisme, à l’échelle du Québec, ce serait faire simple, qui est caractéristique de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, ou toutes les autres expressions colligées par Fabien Cloutier.

Cette attitude par rapport aux formes québécoises est très pernicieuse, car elle présente toujours le français québécois comme étant en parallèle par rapport à un idéal quelconque. Qu’on l’appelle français standard ou français international, ce français idéal et utopique n’est attesté nulle part et n’est parlé par personne. Disons-le clairement : il est fondamentalement impossible d’avoir une langue qui ne varie pas. Croire le contraire, c’est nier la réalité. Point.

Qu’on l’appelle français standard ou français international, ce français idéal et utopique n’est attesté nulle part et n’est parlé par personne.

2) Prise de position sur le registre familier

On ne parle pas toujours de la même manière. Notre langue change selon les situations. En sociolinguistique, ça s’appelle la variation situationnelle, et si on veut avoir l’air un peu péteux, on dit variation diaphasique. Par exemple, je ne parlerai pas de la même manière quand je m’adresse à ma meilleure amie que quand je donne une conférence.

Tout le monde fait ça, dans toutes les langues. C’est ce qu’on appelle les registres de langue (j’utilise le mot registre plutôt que le mot niveau, car je trouve que niveau introduit un jugement de valeur, mais en gros, niveaux de langue et registres de langue, c’est la même chose). Les registres de langue ne sont pas des petites cases fermées, mais pour les besoins de la démonstration, je me concentrerai sur deux registres en particulier : le registre familier et le registre soigné (ou soutenu). Le registre familier est la langue qu’on utilise dans sa vie quotidienne, la langue qu’on parle avec ses proches, avec sa famille. Le registre soigné est le registre qu’on utilise dans les situations plus non informelles (ouais, c’est que le mot formel n’est pas accepté dans le sens où je veux l’employer, mais informel, oui, alors, voilà), les situations qui exigent un certain décorum, durant lesquelles on est susceptible d’être jugé socialement. Le registre soigné est donc beaucoup plus strict et beaucoup plus fixe que le registre familier, ce dernier obéissant presque uniquement aux lois de l’usage. C’est donc dire qu’une autorité langagière dont le rôle est de s’assurer que les règles du registre soigné soient respectées dans un contexte donné (comme une émission de radio) peut très bien dire que tel ou tel mot n’est pas conseillé en registre soigné, qu’il est préférable d’utiliser tel autre mot.

Guy Bertrand, ici, n’a pas juridiction sur le registre familier, il ne peut donc pas trancher que telle forme familière est acceptable et que telle autre ne l’est pas

Cependant, cette autorité langagière qui se prononcerait sur le registre familier, en acceptant telle forme (comme lorsque Guy Bertrand affirme que « le mot piastre peut être utilisé dans la langue familière pour désigner notre dollar »), mais en condamnant telle autre (« le régionalisme zigonner est sympathique, mais il n’est pas attesté dans les dictionnaires généraux » ou « le terme plaisant écœurantite aiguë et sa variante écœurite aiguë appartiennent à la langue familière de chez nous, mais leur emploi n’est pas recommandé ») outrepasse ses droits. Guy Bertrand, ici, n’a pas juridiction sur le registre familier, il ne peut donc pas trancher que telle forme familière est acceptable et que telle autre ne l’est pas (surtout sur la base de l’absence de cette forme dans les dictionnaires généraux, considérant qu’il fait lui-même partie de ceux qui conseillent les lexicographes français quant à l’inclusion des formes québécoises dans leurs ouvrages!). Ce faisant, Guy Bertrand dépasse éhontément son rôle de conseiller pour Radio-Canada, car à Radio-Canada, les gens ne s’expriment pas (ou très peu) au familier.

3) Vice d’interprétation et faussetés

Guy Bertrand condamne les expressions faire un téléphone et prescription (apparemment, le médecin peut écrire une prescription sur un papier, mais ce papier ne peut pas s’appeler une prescription), qui sont toutes les deux des métonymies (comme boire un verre ou le fait d’appeler un bateau une voile). Sa réflexion est simple : pour qu’une expression soit acceptée, elle doit figurer dans un ouvrage de référence. Mais les ouvrages de référence ne peuvent pas colliger toutes les expressions issues des figures de style, ce serait complètement ridicule! En condamnant ces expressions, Guy Bertrand refuse aux locuteurs francophones l’outil de création lexicale que sont les figures de style.

En condamnant ces expressions, Guy Bertrand refuse aux locuteurs francophones l’outil de création lexicale que sont les figures de style.

Jusqu’ici, on pourrait dire que la seule chose qu’on puisse reprocher à Guy Bertrand est le pouvoir démesuré qu’il donne aux ouvrages de référence et l’interprétation qu’il fait de leur contenu. Et on n’aurait pas tort. Mais il lui arrive également de carrément énoncer des faussetés. Par exemple, il condamne l’expression avoir de la misère, en disant que « le mot misère est synonyme de malheur et d’adversité. On peut être dans la misère, mais on ne peut pas avoir de la misère ». Or, l’expression est bel et bien attestée dans Le Petit Robert, avec la marque « RÉGIONAL (Ouest, Nord, Canada) » et dans le TLF. À la limite, suivant son interprétation habituelle, Guy Bertrand aurait dû dire qu’il s’agissait d’un régionalisme qui devrait être réservé à la langue familière. Mais non. Il condamne avoir de la misère. Carrément. Au nom de quoi, je l’ignore. Je n’arrive pas à m’expliquer cette prise de position.

Il ne faut pas sous-estimer l’impact qu’ont les chroniques de Guy Bertrand sur l’imaginaire linguistique des Québécois. Soit elles donnent des armes à tous les bien-pensants, les croquants, comme les appelle Brassens, qui prennent un malin plaisir à reprendre tout un chacun peu importe le contexte et, ainsi, nourrissent le sentiment d’insécurité linguistique, soit, à cause des illogismes et du manque de rigueur qu’on y trouve, elles font perdre le peu de confiance qu’ont les locuteurs envers les autorités langagières et contribuent au vaste sentiment de cynisme qui sévit dans la société québécoise depuis un bout de temps par rapport à la rectitude langagière. Et après, on vient me dire que c’est moi qui mets la langue en danger…