Suruc, dans le sud de la Turquie. Cette ville frontalière de la Syrie qui fait face à Kobané a vu débarquer depuis septembre des centaines de milliers de réfugiés Kurdes. Tous ont fui les combattants de l’EI. Depuis, la ville de nature calme grouille de monde et de destins brisés venus chercher refuge et sécurité dans des tentes installées à la hâte de l’autre côté de la frontière. C’est ici que nous avons rencontré Mohamed qui a accepté de nous raconter, après beaucoup d’hésitation, son enfer aux mains des membres de l’EI. Seules conditions : que son nom soit modifié et sa photo de lui seul non publiée. Le jeune ne cache pas ses craintes : à Suruc se croisent de nombreux candidats étrangers au Jihad et des combattants de l’EI venus prendre leur quartier pour un peu de repos. Pas question pour Mohamed d’être reconnu par ses bourreaux.

Des djihadistes qui parlent anglais

«Pendant deux mois, mes camarades et moi avons été enfermés dans une école surveillée par des membres de l’EI. Notre plus grande crainte était de passer dans la pièce de torture» commence de but en blanc le jeune homme de 15 ans qui nous reçoit dans un garage où il accueille les clients et sert le thé. Son ton calme, ses cheveux gominés, sa barbe rasée et son style soigné rompent totalement avec son histoire.

«Pendant deux mois, mes camarades et moi avons été enfermés dans une école surveillée par des membres de l’EI. Notre plus grande crainte était de passer dans la pièce de torture»

L’été dernier, Mohamed et plusieurs de ses camarades ont été kidnappés par des membres de l’EI. Deux mois d’enfermement rythmés par la peur et l’endoctrinement religieux. «C’était le 29 mai. Mes camarades et moi allions à Alep pour passer un examen de grammaire que le manque d’infrastructure ne nous permet pas de faire chez nous, à Kobané. Sur le chemin du retour, plusieurs hommes ont arrêté les bus». C’est dans la ville de Manbij, à mi chemin, que le groupe de 150 enfants environ a été arrêté net. Les filles ont été épargnées, seuls les garçons ont été conduits dans une école désertée. «Lorsque j’ai compris qu’il s’agissait de membres de l’EI, je me suis mis à pleurer», se souvient Mohamed. Nous avons été répartis dans 7 classes différentes par groupe de 20». Inutile de parler de confort, les enfants dormaient à même le sol et la nourriture, en cette période de ramadan, venait à manquer. «Au moment où nous avions le droit de couper notre jeûne, il n’y en avait souvent plus assez pour nous tous. Nos gardiens mangeaient beaucoup. D’ailleurs, ils ne se privaient pas durant la journée. Au lieu de se consacrer à la prière comme ils nous l’obligeaient, eux jouaient à la console et fumaient des cigarettes pensant échapper à nos regards» détaille Mohamed. Autre élément qui retient l’attention du jeune homme, l’accent des combattants. «Entre eux ils parlaient arabe mais aussi anglais. Certains venaient d’Arabie saoudite ou de Jordanie et d’autres de Belgique et même de pays asiatiques».

«Lorsque j’ai compris qu’il s’agissait de membres de l’EI, je me suis mis à pleurer»

Des journées d’endoctrinement

Durant deux mois, les journées de Mohamed se suivent et se ressemblent. Le programme est toujours le même réglé aux heures de la prière complété par des cours coraniques et le visionnage de vidéos de propagandes. «Très vite j’ai pensé à m’enfuir mais les gardiens en ont eu vent et j’ai eu le malheur d’atterrir dans la salle dite de torture». Dans cet espace cloisonné, le jeune homme se fera battre au visage et sur le corps. «Je suis chanceux car un de mes camarades a reçu de l’eau bouillante sur le corps alors qu’un autre est sorti le bras cassé. Une fois dans cette salle, les hommes de Daesh sombraient dans la folie» assure Mohamed. «J’avais très peur mais je faisais tout pour garder mon calme et me ressaisir. Ca n’a pas été le cas de tous. Certains de mes camarades ont commencé à perdre la tête. L’un d’eux voyait des fantômes et se mettait à crier sans raison».

Je suis chanceux car un de mes camarades a reçu de l’eau bouillante sur le corps alors qu’un autre est sorti le bras cassé. Une fois dans cette salle, les hommes de Daesh sombraient dans la folie

Des enfants contre des combattants de l’EI

Pendant ces deux mois confinés dans l’école, Mohamed et les autres ont eu une seule fois l’occasion de sortir: «Nous avons été emmenés près d’un barrage au large de l’Euphrate. Il y avait du monde et notamment beaucoup de Kurdes présents qui nous regardaient. Ce n’est qu’à ce moment là que nous avons compris. Si nous avions été kidnappés c’était dans l’unique but de nous échanger contre de prisonniers de l’EI retenus par l’YPD (l’unité de défense populaire à Kobané). Après un long moment d’attente rien ne s’est finalement passé, nous avons été ramenés à l’intérieur de l’école. «Nous nous sommes vraiment sentis abandonnés et c’est à partir de là que certains ont commencé à se rapprocher de Daesh et de leurs idées. Ils disaient qu’ils voulaient combattre à leur côté, que finalement c’est eux qui avaient raison. Mais nos gardes ont refusé et leur ont conseillé d’attendre leur libération pour sensibiliser d’autres gens à leur cause». Quand nous demandons à Mohamed si lui aussi à été sensible au lavage de cerveau savamment orchestré pendant ces deux mois de détention, le jeune homme semble pour la première fois gêné. Le regard fuyant, il avoue à demi mot «les hommes de Daesh nous ont dit tellement de choses à propos de l’islam, du bien et du mal, qu’il arrive un moment où ces idées rentrent dans ta tête. Tu commences à te poser des questions. Mais j’étais confus car ils nous traitaient mal et eux même ne s’imposaient pas le comportement exemplaire qu’ils prêchaient».

La fuite et l’exil

Un matin, juste avant la prière de 4h, un des amis de Mohamed remarque qu’une porte près des toilettes est restée ouverte. «J’ai beaucoup hésité avant de le suivre car les membres de Daesh nous avaient prévenus, si nous tentions de nous enfuir, ils nous décapiteraient». Face à cette aubaine, ils sont treize adolescents à tenter leur chance sous un ciel encore très sombre. Tous prennent des directions différentes. «Un ami et moi avons trouvé refuge chez des Kurdes de la ville. Nous nous sommes rasés la barbe et nous avons appelé nos parents. Ils ont payé l’équivalent de 500 dollars pour qu’un passeur nous amène à Kobané en toute sécurité». Trois de ses camarades ont été rattrapés par les combattants de Daesh mais Mohamed ne sait pas quel sort leur a été réservé. Ce n’est que quelques mois après son évasion qu’il a appris que la grande majorité avait été finalement échangée contre des prisonniers.

«J’ai beaucoup hésité avant de le suivre car les membres de Daesh nous avaient prévenus, si nous tentions de nous enfuir, ils nous décapiteraient»

Peu de temps après les retrouvailles, la famille de Mohamed n’a pas hésité et décide de tout quitter pour fuir, à son tour, à Suruc. Ici, ils louent une pièce dans un magasin de bricolage qui appartient à un cousin. La vie semble s’être quelque peu arrêtée pour Mohamed qui ne sait pas de quoi sera fait demain. Si aujourd’hui il n’a pas d’autre choix que de travailler, il ne cache pas son envie de reprendre l’école à défaut de pouvoir retrouver sa vie d’adolescent. «Pour le moment nous devons rester ici et même si la guerre s’arrête chez nous, il n’y a plus rien. En Syrie, tout est détruit.»