Je ne sais pas si Le Journal de Montréal rémunère fort lucrativement les chroniques d’opinion de Denise Bombardier. On doutera probablement que Mme Bombardier ait les moyens d’ériger à son propre honneur une statue grandeur nature en or massif à l’entrée d’un quelconque casino, comme le fit jadis Gorgias au temple d’Apollon à Delphes.
Toujours est-il que deux chroniques récentes, l’énigmatique Commando musulman au cégep? et son originale suite Commando musulman au cégep!, ont semé au collège où j’ai le bonheur et le privilège d’enseigner, le Collège de Maisonneuve, une consternation pas du tout feinte et pas du tout, n’en déplaise à Mme Bombardier, commandée par une administration cherchant à étouffer l’affaire. Très vite condamnée au sein de notre communauté pour sa profonde ignorance des faits en cause, elle dut également subir les affres d’une partie de la gauche, celle dite «morale», la gauche qui juge, insulte ou pète des vitrines selon son humeur ou son idéologie, la gauche qui incite Mathieu Bock-Côté au moins au tiers de ses lamentations et à laquelle je me vois bien forcé de m’identifier.
Le verdict de cette gauche est tombé, si vous voulez, comme une guillotine de pixels : Denise Bombardier est islamophobe, profite de l’islamophobie ambiante, ou les deux. Bien entendu, la plupart des islamophobes et de ceux qui chérissent leur public islamophobe (les islamophobophiles?) se plaignent toujours d’avance que «la gauche» les taxera d’islamophobes pour «éviter le débat», même si «la gauche» est souvent tout à fait disposée à mener le débat en question, ainsi que le débat sur l’accusation d’islamophobie et à peu près tout autre débat. Que voulez-vous, la gauche débat beaucoup, ce qu’on lui reproche souvent quand on ne lui reproche pas d’éviter les débats. Accuser d’islamophobie un islamophobe qui se protège ou qui s’ignore, c’est donc toujours un peu tomber dans son panneau, mais ce n’est pas parce que quelque chose est dégradant qu’on ne doit jamais le faire, et dire la vérité, toutes choses étant égales par ailleurs, demeure juste et bon.
Ayant convenu (entre nous) que Mme Bombardier est d’une certaine façon coupable et ayant ressenti un confortable mépris à son endroit (car si vous ne faites pas partie, vous aussi, de la «gauche morale», que faites-vous ici?), vous vous demandez peut-être où se trouve l’«apologie» promise en titre. Aurais-je l’affront d’innocenter Mme Bombardier dans le même souffle que celui qui déclare sa culpabilité? C’est exactement ce que je compte faire, et par la seule voie qui permet une telle alchimie : celle de la sociologie de comptoir, si chère à Mathieu Bock-Côté mais qui provient ultimement de la gauche. Pas de la gauche «morale», bien entendu, mais de celle qui juge peut-être moins, ça se discute, mais qui explique tout, celle pour qui tout le monde est à la fois coupable et innocent et peut-être même coupable parce qu’innocent, la gauche sociologique, dont j’appelle à la barre ma compréhension primitive.
Passons outre la défense classique, générique et universalisable, qui consiste à affirmer que Denise Bombardier ne pouvait qu’en arriver là, conséquence inéluctable d’un ensemble indéfini de déterminismes sociaux. C’est le genre d’éclairage qui aveugle, il faut être plus spécifique.
De quel crime (sens figuré) accuse-t-on Denise Bombardier, au fond? Le premier chef d’accusation serait d’avoir sélectionné, parmi tous les sujets possibles, ceux qui l’intéressent le plus, dans ce cas-ci les signes précurseurs d’une invasion islamiste de l’Europe et de ses succursales anticipée par tous les gens qui voient dans l’avenir, par exemple Michel Houellebecq. Aussi lamentable puisse être ce cas-ci, qui n’a pas ce vice? J’aime bien, personnellement, louvoyer en direction des signes précurseurs d’un effondrement du capitalisme anticipé par tous les gens qui voient dans l’avenir, par exemple Karl Marx, même s’il s’adonne que son avenir tarde tant à advenir qu’il est déjà notre passé. D’autres gens s’intéressent au «design» et louvoient en direction des «nouvelles tendances», que voulez-vous? Que celui qui ne s’attarde pas à ce qui l’intéresse lance la première pierre.
Le deuxième chef d’accusation serait d’avoir sélectionné sur ce sujet, parmi l’information ambiante, celle qui contredisait le moins ses propres préjugés. Dans ce cas-ci, celle qui émanait d’une journaliste à la recherche d’un scoop (en connaissez-vous d’autres?) suggérant des liens entre une bibliothèque bruyante, des jeunes musulmans qui doivent bien avoir quelque endroit où poser leurs corps entre leurs cours, un ex-aspirant au jihad qui doit bien avoir quelques connaissances dans le lieu où il étudie et une altercation qui aurait impliqué quelqu’un qu’il connaissait peut-être. Il y a peut-être effectivement un lien, comme il a effectivement un lien entre moi et Adil Charkaoui si d’aventure j’ai déjà serré la main d’un gars qui a embrassé une fille qui a flatté le chien de la mère d’Adil. L’univers est plein de liens, c’est ce qui fait au moins quatre-vingt pourcent de sa complexité. La propension à sélectionner, parmi cette complexité, ce qui fait notre affaire («biais de confirmation», disent les gens qui bossent là-dessus) est aussi partagée que les bactéries.
Le troisième chef d’accusation, dont on se débarrassera rapidement, serait d’avoir développé des idées sur la base d’une information reçue sans être validée. Avez-vous validé que la terre est ronde? Seriez-vous capables d’offrir une explication scientifiquement sophistiquée du réchauffement climatique? Bien sur que non. Vous faites confiance. La vie est brève, on ne peut pas tout comprendre, il faut par ailleurs manger et dormir. Plutôt souvent que rarement, on doit faire confiance, on doit croire ou ne pas croire, en fonction de certains principes qu’on espère quand même un peu rationnellement défendables. Votre compréhension de ces principes est tellement importante pour l’avenir de l’humanité qu’on vous force à passer là-dessus approximativement un vingtième (formation préuniversitaire) ou un trentième (formation technique) d’une partie infime de votre éducation (la partie collégiale) : je parle bien entendu de votre premier cours de philosophie. Ne vous inquiétez pas trop, ou inquiétez-vous, le cas échéant : je vous déclare solennellement que vos professeurs de philosophie ont le même problème que vous.
Le quatrième et dernier chef d’accusation serait de n’avoir pas daigné conserver pour elle-même ces obscurément validées, partielles et partiales perspectives sur le réel, serait de les avoir publié. Mais vous n’allez quand même pas dire que c’est de sa faute si on lui offre une tribune! Vous n’en voudriez pas une, vous, si vous étiez Denise Bombardier? Vous n’en voulez pas déjà une? J’espère que vous n’osez pas affirmer la chose tout en étendant vos états d’âme sur Facebook. Et Denise Bombardier, on dira ce qu’on voudra, mais c’est quand même Denise fucking Bombardier : elle a du vécu, un doctorat de la Sorbonne, la Légion d’honneur et l’indiscutable avantage sur l’immense majorité des chroniqueurs du Journal de Montréal d’être une femme. On se demande presque comment une personne si absurdement qualifiée peut condescendre à tenir un vulgaire blogue au Journal de Montréal.
C’est pourquoi, votre honneur, si vous souhaitez envoyer Denise Bombardier au pilori, la défense ne s’objecte pas, tant qu’on y envoie simultanément une partie significative de nous-mêmes ainsi que de la société qui nous a produits. Que Mme Bombardier soit dénoncée, cela va de soi, mais que la réflexion s’arrête là serait au moins aussi dangereux que n’importe quel roman qu’ait pu débiter fallacieusement une chroniqueuse qui est par ailleurs romancière et qui confond peut-être occasionnellement les genres. S’il est grave qu’elle écrive ces choses, qu’on la croit est positivement terrifiant. Outre l’indignation, c’est davantage à une réflexion sur nos propres biais, sur la chroniqueuse-romancière en chacun et chacune de nous, que l’épisode des Commandos musulmans au cégep nous interpelle, et encore plus à une réflexion politique sur les entraves au progrès collectif en ce qui concerne ce genre de choses. Pour le dire en un mot, c’est avant tout aux conditions objectives de possibilité d’une démocratie que nous devrions nous attarder : une éducation et une information de qualité, le temps et les ressources pour s’y abreuver, une organisation sociale qui ne laisse pas le contrôle de choses aussi importantes aux mains d’une oligarchie, qu’elle soit médiocre ou éclairée.