Son récent succès dans la presse occidentale n’est toutefois pas dû à sa seule habileté linguistique. L’auteur de Meurseault, contre-enquête est aussi passé maître dans les codes culturels véhiculés par la langue dont il use. Il ne sait donc pas uniquement comment dire en français, mais surtout quoi dire aux Français. Et il le dit donc, à la satisfaction d’un lectorat qu’il comprend bien et qui le comprend encore mieux.
Mais cette intercompréhension n’est peut-être pas aussi parfaite qu’on le pense de prime abord. Car on ne comprend jamais un auteur sans connaître minimalement non pas sa personne, mais le rapport que celle-ci entretient avec le monde qu’elle tente d’exprimer. Les intérêts qu’elle dévoile et ceux qu’elle voile. Les espoirs qu’elle chante et ceux qu’elle nie. Les déceptions qui la blessent et la hantent, et les amertumes qui, tout à la fois, la nourrissent et la pétrifient.
Daoud est né dans une Algérie malade d’elle-même. Un pays formellement indépendant au prix d’innombrables sacrifices qu’un brave peuple colonisé a dû payer pour arracher sa liberté. Cette glorieuse guerre de libération nationale, déclenchée à la suite d’un siècle de misères économiques, d’indigences sociales, de souffrances culturelles et de résistances de tout genre, avait cependant fatigué le guerrier au point où, de guerre lasse, il devint la proie facile d’une caste d’aliénés incapable de lui assurer les minima de la vie décente qu’il souhaitait pour ses enfants.
Rapace, brutale, et surtout éprise de tous les déchets idéologiques laissés sur place par les maîtres d’hier, cette caste installa la dictature militaire et mit à sac les richesses matérielles et culturelles du pays. Au nom du communisme, du socialisme, de la démocratie populaire, de misérables révolutions agraire et culturelle à la Mao Tse-tung, au nom ensuite des industries industrialisantes, de l’arabisme, d’un faux-semblant tiers-mondiste, de réformes structurelles imposées par le FMI et la Banque Mondiale, et enfin, au nom de sacro-saintes lois du marché et de l’ouverture économique. À chaque fois aussi, au nom du peuple lui-même, dont on bafouait la dignité, et de sa Révolution que l’on transforma en fonds de commerce. Bref, au nom de tout ce qui pouvait cacher pour un temps la faillite morale, intellectuelle et politique de la voyoucratie qui, petit à petit, a fait de la retentissante victoire algérienne de 1962 une défaite cuisante pour le peuple algérien.
Entre-temps, il fallait bien occuper Daoud et sa génération. Comme il se devait, nous eûmes donc droit au cirque. Un chapiteau extraordinaire où les spectateurs s’amusaient de leur propre spectacle. Des pitres riant à gorge déployée de leurs propres clowneries. Bouffons et victimes, tout à la fois, d’un système escamoteur, nos rôles étaient convenus et nos performances, dogmatiques. Même lorsque, dans la représentation, nous enquêtions ou, comme dirait Daoud, nous contre-enquêtions, nous n’étions pour découvrir que ce dont avait besoin le scénariste pour la poursuite de son intrigue. Afférés ainsi à nos factices investigations, nous pouvions donner l’impression d’être un public politique, cependant que nous n’étions que le public médiatique de notre propre tragicomédie.
Deux de nos rôles, surtout, étouffaient – et étouffent toujours – la scène et ses artistes. Celui, d’abord, qui singe l’ancêtre sans comprendre que la force de ce dernier, si elle lui venait certes de son rapport à un livre sacré, provenait plus certainement de sa présence au monde, à son monde. Elle jaillissait également de sa lecture humble, de son conclusif et incontournable «Et Dieu est plus savant» qui faisait que non seulement il se savait humain, il se voulait humain. Ce qui revient aussi à dire que l’ancêtre était puissant parce qu’il enquêtait sincèrement pour comprendre tout en comprenant que son enquête se devait d’être à la fois perpétuelle et collective. Sa compréhension, comme son enquête, n’étaient jamais définitives.
L’acteur qui joue ce rôle pour nous depuis maintenant quelques décennies n’offre par contre que le spectacle parfois risible, toujours désolant, de la caricature de l’ancêtre. Comme ce dernier, il lit le livre sacré et, comme lui, il conclut par la formule des humbles. Mais allez donc suggérer à l’ersatz ancestral que son enquête n’est pas finale. Qu’il devrait peut-être poursuivre ses investigations, car d’autres, des humains comme lui, comprennent autrement que lui. Si vous avez la chance de ne pas le voir se métamorphoser en Dieu lui-même, vous jugeant et vous condamnant, il vous étonnera par la force de sa surdité. Et la raison en est simple : contrairement à son idéal, le faux-semblant ne s’est jamais réellement attelé à enquêter, à essayer de comprendre, et surtout pas humblement en dialoguant avec autrui. Ses certitudes ou, plus justement, ses préjugés prennent à chaque fois inévitablement le dessus puisqu’ils lui viennent davantage de son orgueil qu’ils ne découlent de ses recherches.
Kamal Daoud, il l’a affirmé lui-même, avait pour un temps joué ce premier rôle. Celui donc du clown islamiste aveuglé par son orgueilleuse religiosité. Mais Daoud a-t-il vraiment changé depuis lors? N’a-t-il pas fait que remplacer une caricature par une autre, celle que lui offre le deuxième rôle-camisole qui enserre la scène publique de l’Algérie indépendante, c’est-à-dire le rôle de l’insolent moderniste? Autrement dit, sa grimace (moderniste) d’aujourd’hui ne s’apparente-t-elle pas sur l’essentiel à sa singerie (islamiste) d’hier?
En apparence, bien sûr que non. Le postiche moderniste ne lit pas le livre sacré. Il lui préfère, pour utiliser un oxymoron, les belles lettres de la littérature universelle occidentale. Algérien, il consulte assidûment Le Monde ou Le Point et suit religieusement les débats franco-français. À partir de là, comme la copie falsifiée de l’ancêtre qui se fait violence en mangeant salafiste et en parlant salafiste, le soi-disant moderniste mange et parle modernité à la française. Pense-t-il également moderne? Oui, dans la mesure où, par penser, l’on entend la reproduction des idées d’une certaine France sur son ancienne colonie musulmane; l’espace barbare et ingrat qui résista à ce que l’altruisme colonial lui offrait de mieux : sa civilisation occidentale, sa culture occidentale et son identité occidentale. Quoi de plus normal, dans ce cas, que de voir le faux-semblant moderniste, après avoir communié intellectuellement avec ses anciens-nouveaux maîtres, éprouver leurs sentiments vis-à-vis des rebelles identitaires d’hier et d’aujourd’hui.
Déception, amertume et colère. C’est là donc, en gros, ce qu’exprime Kamel Daoud lorsqu’il vomit sur les siens les préjugés raffinés, mais non moins orgueilleux, qu’entretient une certaine modernité occidentale sur notre monde et ses cultures. Et en cela, s’il ne nous éclaire en rien sur notre situation, Daoud ne nous choque pas plus. Le rôle nous a été joué tellement de fois et par de si nombreux personnages que nous y sommes devenus immunisés. La logorrhée essentialiste sur le «monde d’Allah», comme il redit, est un plat si réchauffé qu’il est devenu indigeste. En fait, il est temps pour lui et ses semblables de se rendre compte que leur feu a déjà pris dans la marmite et que sa fumée infeste l’air de la maison Algérie et le rend irrespirable.
Mais pour cela, il faut que Kamal Daoud et son sosie, le salafiste, cessent de faire comme si. Il leur faut arrêter de jouer les rôles convenus qui sont les nôtres depuis l’indépendance du pays. Il nous faut, à nous tous, s’engager dans de sérieuses contre-enquêtes sur notre passé, notre présent et notre avenir. Sur nos identités multiples et comment elles peuvent bien s’harmoniser et cesser de s’entre-déchirer. Nous devons enquêter sur nous-mêmes, sur nos problèmes et leurs solutions. Sur autrui aussi, s’il le faut, et nos rapports actuels et possibles avec lui. Seules ces enquêtes, en effet, pour autant qu’elles soient réelles, collectives et humbles, sauraient nous apporter les réponses toujours à renouveler qui apaiseront et permettront une évolution vers le mieux et le plus juste, tout en rassurant sur la nature des changements souhaités, qui ne peuvent ni ne doivent être une abomination identitaire, une trahison de soi pour plaire à autrui.
Au-delà donc de ses pensifs, la seule question qui vaille pour Kamal Daoud, et pour nous tous, demeure celle-ci : sommes-nous à la fin prêts, tel son Arabe et contrairement au fantôme camusien, à renaître au monde en donnant naissance à notre propre et véritable contre-enquête?
La réponse à cette interrogation revient à en poser une autre : des dogmatiques, qu’ils soient salafistes ou modernistes, islamistes ou laïcs, arabistes ou berbéristes, féministes, progressistes ou je ne sais quoi encore, peuvent-ils vraiment enquêter ou contre-enquêter? Peuvent-ils surtout le faire collectivement et humblement?
Pour ma part, et c’est peut-être là ma seule certitude, je ne pense pas. Nos dogmatiques peuvent certes faire semblant et jouer à merveille l’enquête pour tromper leur public médiatique, c’est-à-dire essentiellement eux-mêmes. Sans plus.