Une rose à la main gauche et le poing droit levé bien haut, Ania Loomba hurle sa colère dans les rues du quartier Jantar Mantar de New Delhi. Entourée de milliers d’autres manifestant-e-s, la professeure de littérature de la Jawaharlal Nehru University (JNU) dénonce l’arrestation «arbitraire» du président de leur syndicat étudiant survenue quelques jours plus tôt. «C’est un point tournant pour l’Inde. C’est une attaque envers la liberté d’expression, envers les universités. Je m’inquiète sérieusement pour l’avenir de notre démocratie», laisse-t-elle tomber.
Le leader étudiant Kanhaiya Kumar est accusé d’avoir prononcé un discours «antipatriotique» et d’avoir organisé un rassemblement «anti-indien» le 9 février dernier sur le campus de JNU, véritable bastion de la gauche en Inde. Des étudiants y auraient scandé des slogans en soutien au «Cachemire libre» et en mémoire du militant séparatiste indien Afzal Guru, condamné à mort trois ans plus tôt. Cette soirée-là, une altercation a éclaté avec un autre groupe d’étudiants lié à la droite hindoue. C’est alors qu’un appel à «détruire l’Inde» aurait été lancé par certains manifestants.
Deux jours plus tard, voyant la polémique s’intensifier dans les médias nationaux, Kanhaiya Kumar a souhaité rectifier les faits. «Le syndicat étudiant de JNU ne supporte aucune violence, aucun terroriste, aucun acte de terreur, aucune activité antinationale», s’est-il défendu. Quelques heures après, les forces policières ont fait irruption à sa résidence universitaire et l’ont menotté sous les yeux des autres étudiants.
Les autorités invoquent l’article de loi 124-A, une relique législative du 19e siècle qui criminalise les actes de sédition. Cet article avait mené à l’emprisonnement du Mahatma Gandhi pour subversion par les colons britannique en 1922. Pour Ajay Patnaik, président de l’association des professeurs de JNU, cette loi est utilisée sporadiquement par l’État pour museler les voix dissidentes. «La dernière fois qu’un tel évènement s’est produit, c’était durant l’état d’urgence de 1977, où un leader étudiant a été jeté en prison pendant 19 mois. Jusqu’à aujourd’hui, rien d’aussi important n’était survenu. […] Tout porte à croire que les forces policières ont créé un faux dossier contre Kanhaiya Kumar», croit-il.
Une lutte pour le contrôle des campus
Professeur-e-s et étudiant-e-s parlent désormais d’une même voix : jamais le jeune leader de 28 ans n’aurait prononcé de slogans contre l’État indien. Après son arrestation, des dizaines de milliers d’étudiant-e-s ont boycotté leurs cours dans une vingtaine d’universités du pays et des centaines de professeur-e-s ont refusé d’enseigner.Tous réclament l’abandon de la poursuite contre lui et plusieurs appellent à l’abolition de l’article 124-A. Une enquête est aussi réclamée par les partis d’opposition pour éclaircir les évènements ayant mené à la crise. Les classes reprendront graduellement cette semaine, mais les manifestations continueront, promet-on.
Plusieurs manifestant-e-s perçoivent cette crise comme le symbole d’une lutte pour l’indépendance des universités indiennes, surtout celles connues pour leur opposition au Bharatiya Janata Party (BJP), le parti au pouvoir.«Nous nous battons pour préserver ces lieux de débats, pour protéger le droit de dissension, le droit de manifester et de penser librement. Le gouvernement du BJP tente de démanteler tous les espaces de libre pensée dans ce pays», affirme Shana, étudiante indienne.
Une seule visite sur le campus de JNU suffit pour comprendre son caractère unique. Sur ces bâtiments en briques rouges, des dizaines de graffitis font l’éloge du socialisme et du communisme. «Nous sommes inquiets pour l’autonomie de notre campus», ajoute Ajay Patnaik, devenu l’un des porte-paroles du mouvement.
Plutôt que de calmer le jeu, la droite politique indienne a mis le feu aux poudres en se félicitant de l’arrestation du leader étudiant. «Aucun individu remettant en question la souveraineté et l’intégrité de l’Inde ne sera épargné, ni toléré», a lancé sur Twitter le ministre de l’Intérieur Rajnath Singh, figure politique importante du gouvernement de Narendra Modi.
Le 15 février, la protestation a tourné à l’affrontement devant le tribunal de Delhi où une cinquantaine d’hommes ont attaqué les journalistes, les étudiant-e-s et le personnel enseignant présents pour l’audience du leader étudiant. «Longue vie à l’Inde, fermons JNU!», scandaient-ils. Un député du BJP a aussi été filmé en train d’agresser un étudiant, alors qu’à l’intérieur du tribunal Kanhaiya Kumar était blessé, battu par un avocat.
L’influence du BJP sur certains campus avait déjà fait les manchettes en début d’année. En janvier, un étudiant de l’Université de Hyderabad connu pour son activisme s’est suicidé après avoir été expulsé du campus et de sa résidence universitaire. La section étudiante locale du BJP avait fait pression pour obtenir son expulsion. «Nous ferons tout pour qu’un drame comme celui-là ne se produise pas sur notre campus», insiste Ajay Patnaik.
L’audience de Kanhaiya Kumar aura lieu cette semaine à Delhi. Il pourrait être libéré sous caution en attente de son procès. Certains médias affirment que les accusations pourraient aussi être abandonnées par manque de preuves. La peine maximale pour sédition en Inde : la prison à vie.