Comme le soulignait avec ironie Moumita Ahmed, l’une des leaders du mouvement «Millenials for Bernie Sanders» dans une entrevue accordée au Guardian, les jeunes femmes américaines, y compris celles qui se disent féministes, sortent de l’université plus endettées et jouissent de moins d’opportunités que jamais… Mais pour une raison obscure, elles adhéreraient au discours de Bernie Sanders seulement pour «faire plaisir aux garçons»?
Devant la controverse, Steinem a fini par se rétracter. Sa déclaration illustre néanmoins l’attitude d’une certaine élite libérale qui semble incapable d’admettre que sa coqueluche soit déclassée auprès des catégories de la population dont elle affirme hypocritement être «l’alliée objective».
En effet, certains appliquent à l’égard de l’électorat démocrate une étrange présomption : si les femmes, surtout les jeunes, délaissent Clinton au profit de Sanders, c’est parce qu’elles tombent encore dans le piège que leur tend le patriarcat, sous un vernis progressiste. Et à l’inverse, on postule qu’une femme est forcément mieux placée que quiconque pour défendre les intérêts de toutes les femmes, peu importe ce qu’elle propose par ailleurs.
Mais évidemment, on omet de souligner que l’écart entre les femmes de l’élite et celles des classes populaires est beaucoup plus important – et plus violent – que l’écart entre les hommes et les femmes au sein des classes aisées… où l’on retrouve, comme par hasard, la plupart des supporters de Clinton.
C’est ainsi que Madeleine Albright s’est autorisé à déclarer, lors d’un rassemblement de soutien à Hillary Clinton au New Hampshire, qu’il y a «une place spéciale en enfer pour les femmes qui ne se soutiennent pas les unes les autres».
Certaines femmes rêvent de voir Hillary Clinton à la Maison blanche car il s’agit, à leurs yeux, d’une étape symbolique importante sur le chemin vers l’égalité. Nous sommes bien d’accord.
Toutefois, pour beaucoup de femmes, surtout les ‘millenials’, l’attrait symbolique de l’élection d’une femme à la présidence compte pour peu dans «l’atteinte de l’égalité». Dans le contexte actuel, leurs horizons sont limités, et elles font face à des enjeux matériels urgents, qui minent très concrètement leur autonomie. Est-ce donc si surprenant qu’elles voient leurs intérêts mieux représentés chez Sanders?
Malheureusement, cela ne peut être admis par ceux qui soutiennent Clinton sous la bannière du «féminisme et du progrès», puisque cela les forcerait à reconnaître que leur idée même du «féminisme et du progrès» est déconnectée de la réalité des gens ordinaires, vulnérables ou marginalisés qu’ils prétendent pourtant défendre.
Cela les forcerait aussi à admettre qu’appuyer la seule candidate qui, en principe, appartient à une catégorie de la population marginalisée («les femmes») n’atténue pas en soi les inégalités et les différentes formes d’exclusion qui traversent la société américaine. Bien au contraire.
Sauf que l’élite n’a que faire de ces considérations, et son attitude moralisatrice et paternaliste nous rappelle qu’à ses yeux, l’égalité se mesure surtout en têtes de pipe dans les lieux de pouvoir. Ainsi, la «solidarité entre femmes» dont parle Madeleine Albright se résume à enjoindre à la majorité de faire preuve d’abnégation et de loyauté, afin qu’une minorité puisse briser le plafond de verre en paix.
Bien sûr, tout cela n’empêche pas de reconnaître qu’Hillary Clinton est bel et bien soumise, dans l’arène politique, à un «double standard» liée à son sexe. Elle a été souvent l’objet de critiques à teneur sexistes. Son comportement et son apparence sont scrutés à la loupe par les médias. On la voudrait la plus lisse possible, tout en lui reprochant d’être froide et sans relief. Et pendant ce temps, on s’émeut du côté brouillon de Bernie Sanders… La marge dont bénéficie Clinton pour s’exprimer et convaincre l’électorat est plus étroite, plus «policée». Il s’agit d’un problème réel auquel sont confrontées les femmes en politique.
Toutefois, cela ne change rien au fait que lorsque les partisans de Clinton crient à la «trahison» ou au «sexisme» en voyant les femmes se tourner vers Sanders, les «fuites» qu’ils pointent du doigt ne sont provoquées par rien d’autre que les points aveugles de leurs propres politiques.
Rien n’est gagné pour Bernie Sanders – loin s’en faut. Mais on peut au moins souligner cela : si certains électorats le préfèrent, c’est peut-être parce qu’il n’appréhende pas la «représentation diversifiée» comme une fin en soi. S’il cible parfois certaines catégories de la population, les Noirs ou les femmes, par exemple, ce n’est par simple «clientélisme». C’est pour souligner que la conscience des injustices liées au sexe ou à l’appartenance ethnique peut être un vecteur de changement pour la société dans son ensemble.
Il affirme ainsi l’égalité n’est pas qu’une forme vide de contenu, et démasque ceux qui se servent du «féminisme» ou de la «diversité» pour neutraliser le mécontentement de ceux qui portent le poids des inégalités.