Reconnue comme l’une des 25 avocates les plus influentes du pays l’année dernière par le magazine Canadian Lawyer, Me Henein fait preuve d’une férocité notoire en contre-interrogatoire : « Ses questions sont souvent des affirmations qui lui permettent de limiter les réponses des témoins à un oui plus souvent qu’à un non. Elle est très douée, elle fait un travail remarquable, » plaide un collègue. Dans le présent procès, sa stratégie consisterait à miner la crédibilité des trois femmes plutôt qu’à s’attarder aux faits reprochés.
Par exemple, la semaine dernière, l’avocate a tenté de dépeindre la première plaignante comme une femme qui était toujours attirée par son présumé agresseur. Alors que la plaignante affirmait ne jamais avoir recontacté Ghomeshi depuis qu’il l’avait frappée à la tête, Me Henein a ressorti deux courriels envoyés durant l’année suivant les évènements dans lesquels elle transmet ses coordonnées à l’ex-animateur, joignant même une photo d’elle en bikini. Face à ces preuves, l’avocate de la défense a demandé à la plaignante : « Reconnaissez-vous avoir menti sous serment? »
Elle a procédé de même avec la deuxième plaignante, Lucy DeCoutere, tentant de démontrer que cette dernière était en fait amoureuse de son client et qu’elle voulait avoir une relation intime avec lui. Me Henein, ici encore, a ressorti une quinzaine de vieux courriels. Dans les heures suivant la présumée agression, DeCoutere a écrit : « You kicked my ass last night and that makes me want to fuck your brains out. » Cinq jours plus tard, elle lui a également fait parvenir une lettre manuscrite dans laquelle elle dit être très heureuse de l’avoir rencontré, exprime le désir de passer plus de temps avec lui et ajoute regretter de ne pas avoir couché avec lui ce soir-là.
L’hécatombe se poursuit cette semaine, alors que la troisième plaignante change son témoignage auprès des policiers, pour les informer qu’elle aurait eu une relation sexuelle consentante avec l’accusé quelques jours après l’agression. Tentant de miner encore davantage sa crédibilité, Me Henein a également soulevé en cour que la plaignante avait affirmé aux autorités ne jamais avoir discuté des procédures judiciaires avec les autres plaignantes. Or, on a retrouvé plus de 5000 courriels échangés avec Lucy DeCoutere dans l’année précédant le dépôt de leurs plaintes, dont plusieurs concernent directement les procédures.
Voilà le rocher sur lequel est en train de se fracasser la vague d’#AgressionNonDénoncée qui avait déferlé suite au renvoi de Ghomeshi. Alors qu’on avait incité les femmes à briser le silence pour démontrer l’aspect systémique de la violence sexuelle qu’elles subissent, c’est une femme qui les remet aujourd’hui prestement dans la boîte des hystériques-vengeresses et en rabat le couvercle sans broncher.
Féministe?
Pourtant, on la dit féministe. D’origine égyptienne, elle a été élevée par une mère fâchée de la façon dont les femmes étaient traitées dans sa culture et des options limitées qui s’offraient à elle, en tant que femme. Elle a donc éduqué la petite Marie en lui répétant qu’elle ne devait jamais être dépendante d’un homme pour quoi que ce soit et, paradoxalement, qu’il n’y avait rien qu’elle ne puisse faire en tant que femme.
Marie Henein a immigré à Toronto à l’âge de quatre ans et ne parlait pas anglais à son entrée à l’école. Dans un quartier à forte prédominance italienne, elle recevait des injures et sa couleur de peau était également pointée du doigt : « I always wanted to beat up the boys, not physically, but with my tongue, » rapporte-t-elle.
Dans ses cours de religion, elle choisissait des sujets peu consensuels pour ses essais, comme l’avortement et les relations sexuelles pré-maritales. À l’école secondaire, un professeur l’avait sommée d’être plus douce, plus féminine et d’argumenter un petit peu moins, sans quoi elle s’aliènerait les hommes. Or, à l’époque, elle savait déjà qu’elle voulait devenir avocate criminaliste, le rêve de carrière que son père n’avait pu réaliser.
Peu de temps après la fin de ses études de droit, elle a été employée dans le cabinet qu’elle convoitait depuis toujours, avec l’avocat-vedette d’une émission judiciaire de sa jeunesse. Depuis qu’elle a ouvert son propre cabinet, la plupart de ses associés ont été des femmes. Aujourd’hui, elle a réussi à se tailler une place de choix dans le monde masculin du droit criminel : « There’s traditionally been a macho culture of wanting a tough guy to fight for you, » soutient le président de l’Association des avocats criminalistes.
Son succès advient alors qu’un nombre alarmant de femmes quittent la profession après à peine cinq à sept ans de pratique, au moment même où leurs carrières devraient prendre leur envol. Le problème est tel que l’on a commencé à mettre de l’avant des mesures de conciliation travail-famille. Lorsque l’on questionne Me Henein sur la façon dont elle-même a pu soutenir une aussi grosse carrière, avec un mari lui aussi avocat, et élever deux enfants, elle s’impatiente : « You just do it. You’re going to fuck up, but I wish women would stop beating themselves up about not being the perfect wife and mother. It’s all part of the bullshit Cinderella story. »
Elle a déjà représenté, pro bono, une coalition féministe à la Cour Suprême du Canada en vue de décriminaliser la prostitution et ainsi réduire la violence à l’encontre les travailleuses du sexe. Comment la féministe peut-elle fermer le clapet, à peine deux ans plus tard et sans plus de remords, aux trois femmes qui avaient déclenché le mouvement #AgressionNonDénoncée?
Mettons les choses ainsi : Henein est une self-made woman ayant connu une ascension sociale qui paraît fulgurante (un peu moins quand on y regarde de plus près et que l’on s’aperçoit qu’elle provenait déjà de la classe moyenne-élevée). Érigeant son cas particulier en règle universelle du plus irritant « quant tu veux tu peux », elle fait fi des statistiques globales de mobilité sociale. Chez elle, dans son salon, trône une sculpture de néon multicolore qui en dit long : « You Can Have It All. »
Pourtant, sa mère avait frappé les limites de ce volontarisme presque jovialiste lorsqu’elle était partie à Toronto avant son mari : faute d’avoir pu décrocher un emploi, elle avait dû retourner auprès de lui. À l’encontre des féministes libérales, il ne suffit donc pas que les femmes aient les mêmes droits que les hommes pour que l’on se retrouve devant une égalité de faits. Il ne suffit pas non plus de conquérir les espaces de pouvoir, de succès et d’argent, comme le veut cette sous-branche un peu désenchantée, le power feminism, et comme le fait Henein. Bien que riche et célèbre, cette dernière a toujours plus de chances que ses collègues masculins de subir de la violence sexuelle. Et ce, même si elle vilipende publiquement les mentalités rétrogrades à l’égard des femmes.
Au-delà des croyances, un système
L’oppression des femmes est plus qu’une somme de croyances individuelles que nous sommes moins capables, moins fortes et moins tenaces. C’est un véritable système social qui engendre une culture masculine dominante et une culture féminine dominée. Tant qu’elle ne reconnaît pas l’existence de l’aspect systémique du sexisme, qui s’étend bien au-delà de la sphère privée et qui permet notamment la prise de contrôle du corps des femmes, Me Henein n’est aucunement en contradiction avec elle-même dans le mandat qu’elle accepte présentement. Puisque les femmes ont elles aussi droit à des procès justes et équitables, incluant l’interdiction de questionner leur passé sexuel, Gomeshi a bien droit au sien. Ce n’est pas la culture du viol qu’elle défend et encore moins le patriarcat, des concepts qui n’ont pour elle aucune signification. Elle jette ainsi une lumière bien morne sur #AgressionNonDénoncée, qui n’apparaît plus que comme un recueil de témoignages.
(Je passe sous-silence une de ses contradictions internes, qui est qu’elle-même entretient des idées rétrogrades au sujet des femmes par sa plaidoirie, alors que le féminisme libéral a tout de même pour mission de combattre les préjugés envers les femmes.)