Il est midi et la pluie vient de cesser après une nuit de déluge. Les centaines de tentes du camp de migrants de Grande-Synthe, plantées anarchiquement sur un terrain boisé de 20 hectares, baignent maintenant dans un cocktail de boue et de détritus arrivant parfois jusqu’à la cheville. Ardîl et Şaman, deux pères de famille originaires du Kurdistan irakien, habitent ici depuis plus de deux mois. Avec leur femme et trois enfants âgés de 6 mois à 5 ans, ils partagent une tente d’environ 10m carré. « Nos deux familles ne se connaissaient pas avant d’arriver ici, mais nous sommes plus forts ensemble », affirme Şaman.

Les fils d’Ardîl et Şaman ne se connaissaient pas il y a deux mois, mais partagent aujourd’hui la même tente avec leur famille.
Pierre Tremblay

Le camp de Grande-Synthe, « une honte pour la France », selon les mots de Şaman, est peuplé à 95% de Kurdes. La plupart d’entre eux ont fuit la progression du groupe État islamique au nord de l’Irak et de la Syrie. « On a quitté notre maison en pleine nuit, juste avant que Daech n’entre dans la ville. On a marché 11 heures dans les montagnes avant de rejoindre la frontière turque », raconte Ardîl, qui en profite pour déconstruire les discours xénophobes : « Vous pensez vraiment qu’on vient ici pour l’argent et le boulot? Moi, j’avais une vie formidable en Irak et un super boulot dans la construction! »

« On a quitté notre maison en pleine nuit, juste avant que Daech n’entre dans la ville. On a marché 11 heures dans les montagnes avant de rejoindre la frontière turque »

« Ici, on va mourir à petit feu »

Entre les tentes, Azad déambule avec un air hagard. Il vient tout juste d’arriver à Grande-Synthe. Parti de Ranya, au nord de l’Irak, ce survivant d’une périlleuse traversée entre la Turquie et la Grèce est consterné par le camp. « En Irak, on meurt d’une balle dans la tête. Ici, on va mourir à petit feu », compare-t-il sévèrement, incapable d’accepter qu’il ait risqué sa vie pour se retrouver dans un lieu aussi misérable.

Azad a parcouru environ 5 000 kilomètres depuis le nord de l’Irak.
Pierre Tremblay

Comme presque tous les migrants de Grande-Synthe, Azad préférerait passer la prochaine nuit de l’autre côté de la Manche. La popularité de cette destination, souvent idéalisée, s’explique par différents facteurs comme la langue, un faible taux de chômage ou encore le regroupement familial au sein d’une importante communauté kurde en Grande-Bretagne.

La traversée est souvent assurée par un réseau de passeurs pour 5 000 à 10 000 euros. Sans cela, les migrants s’y prennent par leurs propres moyens. Ahmad, un architecte iranien de 29 ans, a tenté trois fois de passer en Grande-Bretagne en montant clandestinement à bord de camions frigorifiques. « Les camions de légumes, oui, mais pas la viande. C’est trop froid », s’amuse-t-il presque, avouant s’être retrouvé à l’hôpital, lui-même frigorifié, après sa dernière tentative.

Pierre Tremblay

« L’Europe a renié ses valeurs face aux réfugiés »

En juin dernier, moins d’une centaine de personnes vivaient ici. Devant la croissance fulgurante de la population du camp, le maire de Grande-Synthe, Damien Carême, a pris les choses en main. Sa commune cofinance avec Médecins sans frontières (MSF) la construction du premier camp de réfugiés aux normes humanitaires internationales en France. D’ici la fin du mois de février, les premiers migrants devraient pouvoir déménager sur un site situé à 1,5 kilomètre du camp actuel. Il sera équipé de 500 tentes chauffées, de blocs sanitaires et de l’électricité.

Habituée aux terrains de guerre, l’organisation humanitaire trouve « surréaliste » de devoir intervenir en France. « On agit par défaut d’anticipation et d’intervention des pouvoirs publics », déplore Samuel Hanryon, responsable des relations de presse chez MSF. L’État français ne participe pas au projet. Jusqu’ici, il s’est concentré sur l’étude des demandes d’asile, les déplacements en centre d’accueil et d’orientation et la relocalisation des personnes les plus vulnérables en structure d’hébergement d’urgence. La semaine dernière, 700 personnes ont ainsi quitté le camp avec l’aide de l’État.

Hemen, 25 ans, déplore que l’on oublie le rôle des Peshmergas dans la lutte contre Daech.
Pierre Tremblay

Mais pour les 2 000 personnes toujours dans la boue, l’amertume demeure. Autour d’un feu, Hemen, cigarette à la main, dénonce jusqu’à une Europe qui aurait « renié ses valeurs face aux réfugiés ». S’exprimant en sorani, un dialecte kurde, le jeune homme de 25 ans rappelle qu’en Irak et en Syrie « les Peshmergas luttent pour eux-mêmes comme pour les Européens. Ils servent de bouclier devant la catastrophe (Daech) qui se propage, et luttent pour éradiquer ce problème aussi présent en France, comme on l’a vu récemment », ajoute-t-il, citant les attentats du 13 novembre à Paris.

Une aide sans frontières

Si l’Europe est critiquée dans le camp, le travail acharné d’une fourmilière de bénévoles français, belges ou britanniques lui redonne ses lettres de noblesse. Ils sont des dizaines venus individuellement ou membres de petites organisations. En ce samedi après-midi, l’aide humanitaire arrive même dans une rutilante BMW immatriculée en Grande-Bretagne. Chargée de vivres et de précieuses bouteilles de butane pour cuisiner, elle est rapidement assaillie par des dizaines de migrants et peine à se frayer un chemin dans la boue.

Pierre Tremblay

Carlo Herpoel, un Belge au fort accent flamand, tente de former une file derrière la voiture pour la distribution. Chaque semaine, cet électricien traverse la frontière franco-belge pour passer deux à trois jours à Grande-Synthe. Habitué des missions humanitaires (Philippines, Haïti), il s’énerve contre le malheur de ce camp : la boue. « C’est le principal problème ici. Elle s’infiltre partout et puisqu’il n’y a pas de machine à laver, on doit distribuer des couvertures et des vêtements tous les jours », déplore-t-il.

Carlo Herpoel (à droite) transporte des légumes avec d’autres bénévoles.
Pierre Tremblay

Jules, une Britannique membre de l’association Side by Side, traverse quant à elle la Manche toutes les six semaines. C’est son quatrième week-end dans le camp. Aujourd’hui, elle distribue au pas de course des bottes de caoutchouc. « On a publié une liste de nos besoins sur notre site web et les dons arrivent de toute la Grande-Bretagne dans mon garage à Essex », explique-t-elle.

À ses côtés, son compatriote, Ben, fonde sa présence sur une « obligation morale ». Ingénieur la semaine, il ne s’improvise pas humanitaire le week-end pour le plaisir. « Vous savez, ce n’est pas particulièrement amusant de passer sa journée dans la boue, mais ce n’est pas juste que des gens vivent dans de telles conditions. C’est la responsabilité de tous de les aider. »