Analysons certaines réponses possibles.

1) C’est un mot compris par les francophones.

Okay, d’accord. Mais est-ce que tous les mots français sont compris par tous les francophones? Si je parle de synchronie dynamique ou de psychomécanique du langage, est-ce tous les francophones me comprendront? Et si certains (beaucoup) de francophones ne comprennent pas ces mots, est-ce que ça veut dire que ce ne sont pas des mots français? Et les mots que le paysan marseillais emploie, sont-ils tous compris par l’habitant beauceron, et vice versa? Mais ces deux locuteurs sont quand même des francophones, non? Ils croient l’être, du moins. L’argument de compréhension par la francophonie ne peut être utilisé pour déterminer si un mot est français ou non, puisqu’il y a plusieurs mots qui sont déjà reconnus comme étant français qui ne sont pas compris par tous les francophones.

L’argument de compréhension par la francophonie ne peut être utilisé pour déterminer si un mot est français ou non, puisqu’il y a plusieurs mots qui sont déjà reconnus comme étant français qui ne sont pas compris par tous les francophones.

2) C’est un mot qui est accepté par les ouvrages de référence.

Ce seraient donc les lexicographes, ces gens qui construisent les ouvrages de référence, qui ont le pouvoir de déterminer le caractère français d’un mot. C’est une grande responsabilité, ça, vous ne trouvez pas? Selon cette affirmation, ces gens, qui travaillent souvent dans l’ombre, qui ne nous connaissent pas et que nous ne connaissons pas, auraient le pouvoir de déterminer si les mots que nous utilisons sont des mots français. Je ne sais pas vous, mais moi, j’aimerais bien faire passer des entrevues à ces gens, ou discuter avec eux, ou, au moins, avoir conscience de leur travail! Et lorsqu’ils décident d’inclure un nouveau mot dans le dictionnaire, ce mot passe de l’état de « mot non français » à « mot français »? Comme par magie? Donc, un mot qui serait utilisé depuis longtemps dans une communauté linguistique donnée, mais qui serait ignoré des lexicographes, serait un mot non français jusqu’au jour où un de ces lexicographes en prendrait connaissance et déciderait de l’inclure dans la nomenclature de son dictionnaire. Les gens qui utilisaient ce mot depuis des lustres et qui, ce faisant, ne parlaient « pas français », se mettraient soudainement à parler français? Singulière situation…

3. C’est un mot qui suit les règles du français

Je comprends que cette réponse fait référence à la morphologie, à la syntaxe, à la phonétique du français, bref, à ce que les grammairiens du XVIIe siècle appelaient le « génie de la langue ». C’est compréhensible. Donc, le mot scraper, qui est un verbe du premier groupe et qu’on peut conjuguer au subjonctif imparfait si on le désire, est un mot français, c’est bien ça? Contrairement au mot sushi, par exemple, qui ne suit pas les règles de l’équivalence entre la graphie et la phonétique du français, puisqu’en français, la lettre « u » se prononce [y] et non [u] (le son [u] est rendu par « ou »).

Y a-t-il, dans les grammaires, un code, une classification, des couleurs différentes qui permettent de savoir quelle règle est une condition sine qua non et quelle règle peut être enfreinte sans qu’on ait peur de mettre le français en danger?

Et lorsqu’on parle des règles du français, à quoi fait-on référence? Aux règles qui sont colligées dans les grammaires? Comme celle qui stipule que la négation, en français, est représentée par deux mots : ne et pas? Donc, chaque fois que quelqu’un exprime une négation sans utiliser le ne (comme dans la majorité des situations en contexte familier), on ne parlerait pas français? Habituellement, rendu là, on me répond qu’il y a des règles qui sont plus importantes que d’autres. Bon. D’accord. Lesquelles? Comment fait-on pour savoir quelles règles maintenir pour ne pas cesser de parler français? Y a-t-il, dans les grammaires, un code, une classification, des couleurs différentes qui permettent de savoir quelle règle est une condition sine qua non et quelle règle peut être enfreinte sans qu’on ait peur de mettre le français en danger? Et que fait-on des gens qui ne sont pas ou qui sont très peu scolarisés, et qui n’ont pas accès aux ouvrages grammaticaux? On leur dit, carrément, qu’ils ne parlent pas français? Ouf! Il faut faire attention à ce critère, car il peut être très dangereux et mener à de graves dérives discriminatoires.

Ce ne sont ici que trois réponses possibles. Il y en a bien d’autres, mais chacune d’entre elles peut se déconstruire à l’aide d’un contre argument tiré de ce qui est déjà accepté dans la langue, de ce qui est réputé comme étant du « français ».

Vous attendez sûrement que je vous dise LA réponse, n’est-ce pas? Je suis désolée de vous décevoir. Il n’y en a pas. La langue est un produit social, un ensemble de variations tellement complexe qu’il est impossible de l’englober dans des critères fermés et objectifs. Pensons-y quelques instants. On admet généralement facilement que chaque personne, chaque locuteur, a sa propre manière de parler. La langue peut varier selon le lieu (variation diatopique), selon la classe socio-économique (variation diastratique), selon l’âge (variation diachronique) et selon la situation de communication (variation diaphasique). Toutes ces variations sont simultanées. La langue décrite dans les ouvrages de référence et qui correspond à ce qu’on associe généralement au « bien parler » n’est qu’une dimension de toutes ces variations (la variation diaphasique). Et attendez, on n’a pas tenu compte encore ni de la notion de dialecte, ni de la notion de variété de langue, on n’a pas parlé du degré d’instruction (qui est différent parfois de la classe socio-économique), ni de l’influence de l’écrit. Et on n’a pas non plus parlé de l’humeur du locuteur, de ses goûts, de ses préférences.

Bref, tout ça pour dire qu’étudier toutes ces variations (ce qui s’appelle la linguistique variationniste), c’est à peu près comme faire de la physique quantique. On peut bien réussir à cerner un noyau central, solide, presque immuable dans ses critères de description. Mais aussitôt qu’on commence à jouer avec les zones grises, tout devient flou, et on dirait que le cerveau manque de dimensions pour être en mesure de conceptualiser tout cela en un ensemble.

Chaque locuteur a sa propre vision de la langue, issue de ses expériences, de ses contacts sociaux, de la manière dont il a été élevé, de son niveau d’éducation, de son statut social, de son origine, des langues qu’il parle, etc. Les puristes croient que leur vision est la seule, la bonne, la vraie, que non seulement les gens qui ont une autre vision se trompent, mais même, parfois, que cette autre vision n’existe pas. C’est comme une non-vision d’une non-langue.

Je les entends d’ici, ces puristes, hurler au scandale en me reprochant de dire que les langues n’existent pas. C’est une belle technique, qui est très souvent utilisée : comme je suis linguiste, on croit me contredire en me disant que si mes propos étaient vrais, je n’aurais plus de travail, car les langues n’existeraient pas. Comme si le fait de dire qu’on est incapable de décrire objectivement quelque chose, c’est dire que cette chose n’existe pas. Non. Elle existe bel et bien. Et le fait qu’on ne soit pas capable de la décrire dans son ensemble la rend encore plus fascinante…