C’est un fait, l’anglais est la lingua franca la plus puissante de l’histoire humaine. Il dépasse même le latin quant à sa diffusion à travers les différentes strates de la population. C’est un phénomène mondial. Dans le monde, le nombre de locuteurs de l’anglais pour lesquels cette langue n’est pas la langue maternelle dépasse le nombre de locuteurs natifs. À moyen ou long terme, il se pourrait même que l’anglais lingua franca évolue et se distancie de l’anglais langue maternelle pour former une nouvelle langue. C’est une hypothèse plausible. Tout est possible avec les variations linguistiques.
On ne peut donc pas prétendre faire partie de la modernité et bannir l’anglais de sa vie. Qu’on aime ou pas, l’anglais est là. Et on aura beau condamner les anglicismes, crier à l’hérésie, s’arracher les cheveux devant les mots anglais, rien n’y changera.
La situation linguistique du Québec est particulière. Elle n’est comparable à aucune autre. D’ailleurs, les Québécois ne le savent peut-être pas, mais le Québec fait figure de pionnier, voire de modèle dans le domaine de l’aménagement linguistique. Des linguistes de partout dans le monde viennent faire des stages d’étude ici pour analyser la manière dont les relations avec l’anglais sont traitées.
Il serait peut-être temps d’être à la hauteur de cette réputation.
On apprend dans un article du Devoir du 27 janvier 2016 que de plus en plus d’immigrants boudent les cours de francisation et n’apprennent tout simplement pas le français. Ça, c’est inquiétant. Ça, ça met le fait français au Québec en danger. Car on ne parle pas ici d’emprunts ou de bilinguisme. On parle de gens qui viennent habiter le Québec et qui n’apprennent pas le français.
C’est toujours très délicat de faire de l’aménagement linguistique, car la protection d’une langue peut très facilement passer pour l’interdiction d’une autre. Et ça, on ne saurait l’accepter. Un des préceptes principaux de la loi 101, lorsqu’elle a été votée, a été de protéger les droits des minorités anglophones. C’est extrêmement important. Cela dit, la loi 101 date. La situation par rapport à l’anglais a grandement évolué, et la perception de cette situation aussi.
On assiste à un choc des générations. Les générations plus âgées, qui sont plus proches de l’époque pré-loi 101, voient encore l’anglais comme une menace de l’envahisseur qui souhaite nous assimiler. Et la réaction est épidermique : défense, condamnation, critique. Les générations plus jeunes, quant à elles, qui sont les enfants de la loi 101, ne voient pas l’anglais de cette manière. Ces jeunes le voient comme la langue du divertissement, la langue qui leur permet de communiquer avec le monde entier, bref, ils le voient comme une langue utile à leur vie. Et ils sont fatigués d’entendre rabâcher sur les dangers de l’anglais, comme s’il s’agissait d’un aliment mauvais pour la santé, à consommer avec modération. Utilise l’anglais, mais pas trop, tu vas être malade. Alors plus ils se font critiquer, plus ils ont tendance à répéter le comportement pour lequel ils se font critiquer. On ne peut pas reprocher aux jeunes d’être jeunes, quand même…
Ce conflit générationnel occulte le vrai problème. Car pendant que les uns lancent des tomates aux autres parce qu’Ariane Moffat a utilisé acknowledger à l’émission La Voix, les immigrants boudent la francisation.
Ce ne sont pas les immigrants qu’il faut blâmer, évidemment. Mettons-nous à leur place : ils arrivent dans une communauté francophone qui ne reconnaît même pas la légitimité de sa propre variété de français, ils se font dire de ne pas employer telle ou telle expression, apprise sur le tas, parce que ce n’est pas la « bonne expression française » et ils doivent subir des examens faits en France. Le gouvernement détricote le budget des cours de francisation année après année, les enseignants sont sous-payés et contractuels, le matériel, lorsqu’il y en a, est désuet et mal adapté. Ce n’est donc pas surprenant que les immigrants n’aient pas envie d’assister à ces cours.
Surtout qu’à Montréal, ils peuvent apprendre un anglais rudimentaire sans trop se faire critiquer sur la qualité de leur langue, et trouver le moyen de vivre décemment sans devoir passer par la francisation.
Contrairement à beaucoup de commentateurs, je n’ai pas la prétention d’avoir la solution au problème. En fait, le problème est d’une telle complexité qu’il est impossible qu’une seule personne l’ait. Il est nécessaire de réfléchir sérieusement à la situation de l’anglais au Québec, aux nouvelles mesures d’aménagement linguistique à implanter, au rôle de l’OQLF, à la francisation des immigrants et à la reconnaissance de la légitimité du français québécois. On aurait besoin de quelque chose comme des États généraux, qui seraient plus que de la poudre aux yeux et dont le rapport ne serait pas tabletté.
C’est ça qu’il faut faire pour maintenir le fait français au Québec. Je suis probablement dans le domaine de l’utopie. Il faudrait aussi que les Québécois arrêtent de faire de l’insécurité linguistique. Mais là, on est dans la science-fiction…