Un idéal

Les partisans de l’économie sociale la définissent souvent par des principes. En 1996, le Groupe de travail sur l’économie sociale s’était inspiré du Conseil Wallon de l’économie sociale et avait identifié cinq principes:

-Priorité aux personnes plutôt qu’au capital dans la distribution des surplus

-Autonomie par rapport à l’État

-Contrôle démocratique

-Finalité sociale

-Prise en charge (self-help) individuelle et collective

Ces principes sont l’objet de débats. Lors du Sommet sur l’économie sociale et solidaire de 2006, Laure Waridel avait plaidé pour une économie qui viserait non seulement des finalités économique et sociale, mais aussi écologique. Quand est venu le temps de rédiger la Loi sur l’économie sociale de 2013, les cinq principes de 1996 ont subi, en simplifiant un peu, deux principales modifications: on a tenu à préciser noir sur blanc que les entreprises d’économie sociale devaient « aspirer à une viabilité économique » et on a abandonné le principe de la prise en charge.

Malgré le caractère officiel de la loi sur l’économie sociale, le débat n’est pas terminé. L’articulation et la hiérarchisation des principes à la base de l’économie sociale demeurent un exercice politique constamment à renouveler.

Opérationnaliser un idéal

C’est toutefois l’opérationnalisation de ces principes qui suscite le plus de débats. En pratique, quels types d’organisations se conforment aux grands principes de l’économie sociale?

L’articulation et la hiérarchisation des principes à la base de l’économie sociale demeurent un exercice politique constamment à renouveler.

Pour le Groupe de travail sur l’économie sociale de 1996 comme pour la Loi sur l’économie sociale de 2013, la réponse est la même. Au jour le jour, les entreprises d’économie sociale renvoient aux OBNL, aux coops et aux mutuelles qui vendent ou qui échangent des biens ou des services. Des exemples? Les centres de la petite enfance (habituellement des OBNL); le Mouvement Desjardins (coopérative de consommateurs); la Coop fédérée (coopérative de producteurs); la Coopérative des techniciens ambulanciers du Québec (coopérative de travailleurs); la Capitale groupe financier (mutuelle d’assurance).

Voilà pour la réponse officielle. Dans les faits, tous ces exemples sont problématiques. Pour plusieurs, les CPE ne sont pas des entreprises d’économie sociale parce qu’elles manquent cruellement (et de plus en plus) d’autonomie par rapport à l’État. Quant aux grosses coopératives et mutuelles, on leur reproche dans plusieurs cas de s’être éloignées de leur mission sociale et démocratique avec les années. Elles ne se reconnaissent d’ailleurs habituellement pas elles-mêmes dans l’économie sociale, qu’elles assimilent souvent à une économie surtout préoccupée par la lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale.

Ces débats semblent particulièrement vifs à l’intérieur du Mouvement Desjardins. À tout le moins, le contraste entre Claude Béland, président du Mouvement de 1987 à 2000, et Monique F. Leroux, présidente depuis 2008, est frappant. Alors que le premier était extrêmement sympathique à l’économie sociale et avait beaucoup aidé le Groupe de travail sur l’économie sociale en 1996, la dernière semble surtout vouloir s’en distancier. En 2013, alors qu’elle présidait également le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité, elle avait fait pression pour qu’on distingue plus clairement l’économie sociale du mouvement coopératif et mutualiste.

Les contours de l’économie sociale dans le monde des OBNL sont également l’objet de tension.

Les contours de l’économie sociale dans le monde des OBNL sont également l’objet de tension. Ainsi, les OBNL qui, comme la Fédération des femmes du Québec (FFQ) ou le FRAPRU, se consacrent à la défense des droits plutôt qu’à des activités marchandes, sont associés au communautaire plutôt qu’à l’économie sociale. Alors qu’elle dirigeait la FFQ, Françoise David avait critiqué cette distinction comme étant arbitraire. Et de fait, bien qu’elle puisse avoir des mérites, cette distinction n’est pas universelle. En France, par exemple, l’économie sociale et solidaire recouvre à la fois les associations à vocation marchande et les associations à vocation non marchande.

Autre différence avec la France: alors que les fondations y constituent le quatrième pilier de l’économie sociale et solidaire (avec les associations, les coopératives et les mutuelles), elles ne sont pas mentionnées une fois dans la loi québécoise de 2013 et elles ne se reconnaissent généralement pas dans l’économie sociale – bien qu’elles peuvent activement soutenir les entreprises d’économie sociale d’ici.

Plusieurs coops, mutuelles et OBNL ne sont donc pas identifiées à l’économie sociale. À l’inverse, plusieurs organisations n’ayant pas un statut d’OBNL, de coop ou de mutuelle, comme des fermes biologiques ou des boîtes de consultation en investissement éthique, se reconnaissent spontanément dans l’économie sociale.

En somme, la question « qu’est-ce qu’une entreprise d’économie sociale? » demeure ouverte. L’identité « économie sociale » reste à rapailler. Pour les progressistes, le défi est selon moi non seulement d’articuler une vision rassembleuse de l’économie sociale, mais d’inscrire cette vision dans un projet transformatif ambitieux.