Je reviens sur cette controverse afin de méditer un constat qui m’intrigua tout le temps qu’elle a duré, à savoir que plusieurs intervenants qui se sont prononcé sur la question semblaient penser honnêtement, bien qu’à tort, que le Québec était effectivement plus islamophobe que le reste du Canada. Ou, à tout le moins, que le déni de l’islamophobie y était plus marqué ici qu’ailleurs. D’où vient cette impression qui ne reflète, à mon avis, aucunement la réalité québécoise?
Pour répondre à cette interrogation, rappelons d’abord, avec George Morgan et Scott Poynting (auteurs d’un ouvrage collectif au titre évocateur: Global Islamophobia: Muslims and Moral Panic in the West), que l’islamophobie est fondamentalement une épidémie phobique due à une série de « paniques morales » orchestrées par des « entrepreneurs » bien ancrés dans les systèmes médiatiques de leurs États. Flairant « l’opportunité islamophobe » dans tel ou tel incident plus ou moins anodin attribué à tort ou à raison à un-e musulman-e, ces entrepreneurs s’en saisissent pour le transformer, par la grâce d’une surmédiatisation sensationnaliste et dramatisante, en un « danger moral » menaçant non pas seulement la sécurité physique des populations occidentales, mais bien plus profondément leur identité culturelle, c’est-à-dire l’ensemble des valeurs de la civilisation occidentale.
S’il existe une impression honnête, quoique erronée, que le Québec soit davantage islamophobe que le reste du Canada c’est simplement parce que les entrepreneurs québécois du racisme antimusulman semblent mieux organisés, plus motivés et, malheureusement pour le Québec et ses musulmans, plus puissants que leurs compères anglophones. Ces entrepreneurs représentent en effet un véritable consortium composé d’une dizaine de chroniqueurs bien connus, champions toute catégorie de la chronique fast-food (tels Richard Martineau et Lise Ravary, pour n’en citer que les plus bavards d’entre-eux). La bonne parole islamophobe de ces chroniqueurs est ensuite reliée et amplifiée par des animateurs radio ou télévisuels – d’ailleurs souvent les mêmes que ces chroniqueurs – qui la propagent ainsi dans tous les foyers du Québec. Tout cela, bien évidemment, sans parler de ces nuisances publiques que sont les radios poubelles ou les sites notoirement islamophobes tels Poste de veille et Point de Bascule.
Ce que l’on peut dorénavant appeler « l’affaire Taflati » n’est donc que le dernier épisode de la série noire des paniques morales islamophobes du Québec. Un épisode qui rappelle, encore une fois, que l’islamophobie ne nuit pas seulement aux musulmans du Québéc mais bien davantage au Québec dans sa totalité. Non pas parce que les Québécois seraient majoritairement islamophobes, loin de là. C’est plus simplement parce que la minorité islamophobe du Québec est exceptionnellement efficace. Outre ses moyens disproportionnés, l’efficacité de cette minorité lui vient également du fait qu’elle n’hésite point à instrumentaliser à son profit le contexte de fragilité identitaire qui perdure au Québec à cause d’une élite politique et culturelle incapable jusqu’à maintenant de construire un large consensus sur la question nationale. N’ayant rien d’ambitieux à proposer aux Québécois, cette élite tolère ainsi leur mystification avec la « question musulmane » et ses « dangers ».
Enfin, « l’affaire Taflati » nous invite, en tant que militants anti-islamophobes, à comprendre, si ce n’est déjà le cas, que tant et aussi longtemps que le racisme antimusulman reste une « affaire rentable », l’entreprenariat québécois des paniques morales islamophobes demeurera. Lutter contre ce fléau, c’est donc nécessairement trouver les moyens de rendre son coût plus élevé que ses dividendes politiques, médiatiques et financières. Malheureusement, à en juger par le cas Taflati et d’autres affaires semblables, ce n’est pas demain la veille que l’on atteindra ce but.