Les médias généralistes sont prompts sur la gâchette à accuser la soi-disant culture de la gratuité sur le web pour leurs malheurs. Sans nier l’existence du phénomène, je crois qu’on en exagère l’ampleur et, surtout, les effets.
Historiquement, les ventes des quotidiens n’a jamais constitué leur principale source de revenus. Celles-ci étaient multiples: la publicité, au premier chef, en plus de divers revenus autonomes, comme la vente de petites annonces. La plupart des sources de revenus autonomes n’existent tout simplement plus, les consommateurs utilisant d’autres plateformes. Quant aux revenus publicitaires, ils ont effectivement chuté drastiquement, l’offre de diffusion s’étant élargie avec l’arrivée du web.
Le graphique suivant est éloquent à cet égard: les revenus de circulation (c’est-à-dire, pour faire vite, les revenus des quotidiens aux États-Unis) ont chuté drastiquement depuis le sommet atteint en 2005, de même que la part de la publicité dans leurs revenus totaux. Mais comme on peut le constater, dans le modèle classique des années 1980 à 2000, la part des revenus de circulation (c’est-à-dire les ventes à l’unité et les abonnements, y compris en format numérique) dépassait à peine le quart du total.
Avant d’accuser la gratuité…
Le déclin de la presse généraliste ne s’explique pas uniquement par la supposée culture de la gratuité. D’une part, les quotidiens n’ont jamais coûté très cher – et c’est la raison pour laquelle les revenus de vente ne constituaient que la part congrue de leurs revenus totaux. C’est encore plus vrai de la radio et de la télévision, qui ne nécessitent aucun débours direct, hormis l’acquisition de l’équipement approprié (l’abonnement au câble pouvant être assimilé à un tel équipement).
D’autre part, le désintérêt d’une part de plus importante du public pour la presse généraliste trouve ses causes dans l’apparition d’un ensemble de concurrents diversifiés. Le journal quotidien constituait jusqu’à tout récemment un tout offrant un ensemble de contenus, maintenant éclatés. C’est le cas des petites annonces, des résultats sportifs ou des cours boursiers, qui ont à toutes fins pratiques disparu de la plupart des grands quotidiens, ou, à tout le moins, sont rendus totalement inutiles. L’information générale a subi le même sort, car non seulement elle se trouve facilement et gratuitement partout sur le web. La valeur d’un article d’une agence de presse dans La Presse ou Le Devoir est à peu près nulle. Il en est de même de l’opinion, omniprésente dans les journaux généralistes car elle devient un de ses derniers facteurs concurrentiels.
Faites l’exercice de prendre un exemplaire de votre quotidien préféré et d’en retirer les informations générales (qu’elles soient produites à l’interne ou issues d’agences de presse) et tout ce que vous pouvez trouver à deux clics de souris sur le web, il ne vous restera que quelques chroniques (incluant les critiques culturelles) et éditoriaux, du marketing de contenu en plus de quelques rares reportages de fond ou exclusifs. Ce qui vous restera entre les mains sera bien mince. Paierez-vous 1$ ou 2$ pour 3 articles et éditoriaux qui pourraient peut-être vous intéresser?
Il est là le problème: la presse quotidienne n’a plus de valeur pour le lectorat. Ces dernières années, ses artisans se cassent la tête sans cesse à chercher un modèle d’affaires qui lui permettrait de survivre: mur payant ou pas, abonnement volontaire, offre de produits dérivés, etc. Mais plutôt que de mettre cette quantité d’énergie à réfléchir à leur modèle de revenus, les médias généralistes devraient réfléchir à leur offre, qui, elle, n’a à peu près pas changé. C’est comme si les marchands de glace du début du 20e siècle, avec l’arrivée des frigos, auraient passé tout leur temps en colloque à se demander quelle aurait été la meilleure manière de continuer à distribuer de la glace à domicile. Ça ne sert strictement à rien: le modèle des quotidiens généralistes tels qu’on les a connus depuis 150 ans est mort, point barre. Si ces entreprises veulent survivre, elles doivent se réinventer radicalement ou disparaître.
Le cas Playboy et autres modèles
L’événement le plus incongru et inattendu du monde médiatique en 2015 est à cet égard très parlant. Le magazine Playboy a annoncé en octobre dernier qu’il cesserait de publier des photos érotiques dans ses pages. C’est tout de même le comble: l’entreprise abandonne ce qui était son principal produit. Pourquoi? Évidemment parce que ces photos n’ont plus aucune valeur économique pour le lectorat, étant donné l’abondante offre de matériel érotique et pornographique sur le web. Plutôt que de tergiverser sur son modèle d’affaires, Playboy a décidé de se transformer radicalement et de se concentrer sur son offre de grandes entrevues et de chroniques «mode de vie». Les médias généralistes auraient avantage, à mon avis, à s’inspirer de cette décision. La «Playboyisation» des médias, l’abandon de ce qui était leur cœur de métier, me semble être leur seul planche de salut.
Bien malin qui pourrait prédire l’avenir, bien sûr, mais il me semble que les médias qui survivront ou émergeront dans les prochaines années appartiendront à l’une des catégories suivantes. Les médias généralistes actuels pourraient muer vers l’une ou l’autre d’entre elles, notamment. Dans tous les cas, cela n’évacue pas la nécessité d’élaborer un modèle d’affaires qui tienne la route, comme c’est le cas, du reste, pour n’importe quelle entreprise.
1. Les fournisseurs d’information générale. Le besoin pour l’information demeurera, mais son coût de production est beaucoup trop élevé pour survivre dans le nouveau contexte médiatique. En revanche, je crois que les agences de presse conserveront une place importante et continueront à être rentables, car elles peuvent compter sur des ventes en quantité à coût marginal nul. Cela peut être, d’ailleurs, une voie intéressante pour les médias généralistes actuels. On le constate, par exemple, avec Radio-Canada qui vend ses contenus au Huffington Post Québec.
2. Les médias généralistes mais non fournisseurs de nouvelles, dont la valeur reposera sur du contenu inédit: analyses, opinion, enquêtes tout en ayant un positionnement particulier, notamment politique. L’un des plus probants exemples en la matière est la réussite de Médiapart en France, média payant mais à coût relativement faible (9€ par mois), qui offre autant des analyses pointues que des enquêtes inédites. Ricochet appartient à cette même famille, de même que le journal Ensemble, bâti sur un modèle coopératif.
3. Les médias de niche, s’adressant à une communauté particulière. Le nombre de ce type de média a explosé ces dernières années. Au Québec, on n’a qu’à penser à Planète F, Rue Masson, Trahir, À l’essai, Mauvaise herbe, La Semaine rose, Françoise Stéréo et j’en passe. C’est probablement pour ceux-ci que la recherche d’un modèle d’affaires rentable pose le plus de défis. À mon sens, comme la presse de combat du 19e ou du 20e siècle, ils devront peut-être s’appuyer en partie sur un soutien institutionnel se rapprochant du mécénat. Combien de publications ont été soutenues par des syndicats, des associations, des lobbys ou des partis politiques dans l’histoire?
4. Les médias-objets, finalement, dont la forme importe autant que le contenu, qu’ils soient sur support papier ou numérique, offrent une valeur pour laquelle les consommateurs devraient continuer à accepter de payer, parfois un fort prix. Même si elles ne génèrent sans doute pas des profits astronomiques, la revue Nouveau Projet au Québec, la Revue XXI en France ou le Lapham’s Quarterly aux États-Unis connaissent un vif succès, qui s’explique à la fois par leur contenu original et la beauté de l’objet qu’ils sont.
En bout de piste, lorsque la demande pour un produit s’érode inéluctablement, rien ne sert de se désespérer d’une époque qui n’est plus ce qu’elle était ni de dépenser une énergie folle à trouver la manière de faire payer nos clients pour une marchandise qu’ils ne désirent tout simplement plus consommer. On doit développer un nouveau produit, sur la base de ce qu’on a été.