D’abord, quelques mots pour ce grand homme, ce bâtisseur d’un Québec que nous aimons tous, Jacques Parizeau. Jacques Parizeau est mort. Mais avant, et après, nous l’avons tous vu appeler à une place pour le Québec « à la table des nations ». Avant et après, parce que l’enregistrement diffusé n’était pas une exclusivité. Infoman a simplement réussi à mettre la main sur une cassette. Mais pourtant, il y a bel et bien eu un avant et un après. Il y eu une première écoute en 1996. Une première réaction. Ou plutôt une absence de réaction. Puis il y eu une seconde écoute en 2015, et tout avait changé.
Mais qu’est-ce qui a changé au juste? Ce qui a changé, ce n’est ni le Parizeau de l’automne 1995 ni le Québec de 1995. Le Parizeau de 1995 restera le Parizeau de 1995. Et pareillement pour ce Québec-là. On peut vouloir faire des raccourcis de langage (ou sauts logiques) en disant que c’est le Québec de 1995 qui a changé pour devenir celui d’aujourd’hui. Mais ce n’est rien d’autre qu’un raccourci de langage. En somme, ce n’est pas plus le Québec de 1995 qui a changé que celui de 1996 ou que celui de 2001, ou même que celui de 1608. Et pourquoi pas celui de 1607? Le Québec de 1995 est un souvenir, et quoi que dise ou pense le Québec d’aujourd’hui, il n’y changera rien. Et il en est de même pour cet homme illustre qu’était M. Parizeau. Ce qui a changé, en fait, c’est nous.
Ce qui est frappant au premier regard, c’est que la réaction de l’époque était totalement à l’opposé de celle d’aujourd’hui, du moins à en croire le portrait dressé par Marco Fortier du Devoir. Ce ne serait qu’à reculons que M. Parizeau aurait consenti à la diffusion de l’enregistrement, et ce pour faire taire « les critiques », qui sont en fait de simples rumeurs.
On s’imagine donc l’aspect cocasse de la situation d’un Jacques Parizeau (de 1995), qu’on accusait alors des pires formes de xénophobie, subissant une « job de bras » médiatique le forçant à diffuser un extrait que les indépendantistes (de 2015) se réjouissent, quant à eux, de brandir comme le témoignage de leur propre ouverture d’esprit. Quelque chose cloche dans tout ça.
La catégorisation
Aller plus loin nous forcera à parler de racisme et de xénophobie et une clarification s’impose. Accuser telle ou telle personne d’être raciste ou xénophobe « en général » n’a aucun intérêt notoire. Néanmoins il reste possible qu’une personne en particulier soit bel et bien raciste et constitue, en cela, une nuisance notoire. Il est tout aussi possible qu’un groupe ou une association d’individus s’organise en fonction de structures produisant une forme d’exclusion ou de discrimination systématique pouvant légitimement être apparentée à une forme de racisme ou de xénophobie. C’est ce qui s’est passé au Québec depuis la colonisation du territoire en 1608. Toujours dirigé envers des groupes plus diversifiés, il s’est érigé en système produisant deux types de citoyens : les « de souche » et les autres. Le terme francophone en vient même à signifier « ceux qui ne parlent aucune autre langue ». Ce qui fait qu’on accueille plusieurs milliers de d’immigrants en provenance d’Afrique du Nord et d’ailleurs (francophones jusqu’à preuve du contraire) tout en structurant un discours public dédié à un objectif précis : occulter leur présence.
Dans la structure de l’État moderne, la souveraineté est déléguée par le peuple à ses représentants responsables et ceux-ci doivent rendre des comptes devant les institutions mais aussi à la face du débat public et de l’histoire. Dans notre structure actuelle, le seul acteur à être habilité à assumer la « responsabilité politique de dernier recourt », si on peu s’exprimer ainsi, c’est le peuple souverain par l’intermédiaire de ses représentants. Dans l’histoire du Québec, deux hommes se sont présentés devant le peuple au titre de représentant légitime pour requérir le droit, par suffrage universel, de décréter l’instauration d’un pouvoir souverain : René Lévesque et Jacques Parizeau.
Le Québec souverain n’existe pas. En conséquence, les seules personnifications vivantes que nous en ayons eues à ce jour se sont limitées à ces deux anciens chefs du Parti Québécois. En conséquence, accuser un de ces deux premiers ministres de faire preuve de racisme au Québec, ou même d’être profondément raciste – allons-y, lançons la supposition, elle ne mordra personne en tant qu’hypothèse – faire une telle chose n’est pas une manière de le diminuer. C’est une manière de lui adresser une critique politique. Vouloir nier un fait raciste parce que ça nous arrange, c’est défendre le racisme quand il nous arrange.
Mais Jacques Parizeau n’était pas profondément raciste. Jacques Parizeau n’était pas Abraham Lincoln. Il n’était pas propriétaire d’esclaves. Jacques Parizeau était un grand homme. Il a tenté de mener un peuple vers sa souveraineté sans y parvenir et a laisser paraitre une partie peu reluisante de nous-mêmes au passage. Posséder des esclaves ne lui paraissait pas légitime. Mais détruire une partie des possibilités de vie et d’intégration de la jeunesse immigrante ne lui a pas paru un prix trop important à payer à un certain moment. Je dis « à un certain moment » parce que Jacques Parizeau n’est pas mort ce soir d’octobre 1995. Il a vécu pour défendre cette même jeunesse immigrante lors du débat sur la Charte des valeurs, même si on peu considérer la sortie sous l’angle du « trop peu trop tard », le geste en dit long sur l’homme.
Ce soir-là d’octobre 1995, qu’on a souvent expliqué par « une défaite crève-cœur », le fondateur de la Caisse de Dépôt, ancien ministre des finances, ancien négociateur des conventions collectives de la fonction publique, déclare qu’il existerait quelque chose comme « des votes ethniques » et « de l’argent » au Québec et qu’en face de ceux-ci pouvait être légitimement érigé un « Nous francophones ». Cet autre soir-là de mai 1980, René Lévesque soulignait que cette défaite faisait « mal plus profondément que n’importe quelle défaite électorale ». Sans accuser personne, il avait débuté par des mots simples. Ce fameux « à la prochaine fois ».
Cette prochaine fois est arrivée. Mais en 1995, quelque chose avait changé. Il était devenu possible de dire qu’une défaite « crève-cœur », c’est pire qu’une défaite faisant « mal plus profondément que n’importe quelle défaite électorale ». Mais pas simplement. Il était devenu possible de se servir de cette raison toute trouvée pour dire que des propos racistes ne relèvent pas du racisme. Il n’est pas question ici de la personne qui prononce ces mots. Il est question ici de la fonction et de ce qu’elle dénote concernant les choix politiques qui ont étés faits à partir de 1995.
Les mots « défaite crève-cœur » sont en fait des euphémismes que des gens n’ayant pas vécu au Québec depuis leur plus tendre enfance ne peuvent pas comprendre. Ces euphémismes n’étaient pas destinés à être compris de tous. Ces euphémismes-là visaient la catégorie des intellectuels. Ou plus largement de ceux qui se dédient à la tâche de réfléchir, plus ou moins à temps plein, aux questions qui se posent à eux.
Pour clarifier les choses, revenons à la question de départ. Qu’est-ce qui a changé entre le référendum de 1980 et celui 1995? Nous pourrons plus aisément déterminer ce qui a changé entre 1995 et aujourd’hui. Mais surtout, en quoi tout cela concerne, au premier chef, nos élites intellectuelles?
Qu’est-ce qui a changé?
Résumons le propos. Ce qui a changé, c’est que les élites ont décidé d’instrumentaliser la xénophobie et, si nécessaire, de la créer de toutes pièces pour garantir la victoire au prochain référendum. Leur problème, c’est que le peuple n’a pas suivi sur le moment (en 1995) et que les intellectuels se sont déchirés (avec raison) dans les débats soulevés par une approche pareille. Crève-cœur veut dire « on est juste à 1% de la souveraineté. On peut contrôler 1% de racistes. »….. Ça prend des années pour être en mesure de l’entendre, et si on ne l’a pas compris, on n’a rien compris au fonctionnement fondamental de la xénophobie québécoise post-référendaire.
Le drame s’est répété avec le projet de Charte des valeurs du Parti Québécois. Et il a vocation à se répéter tant et aussi longtemps que les élites québécoises définiront leur projet national sur la base d’une conception raciale de la nation, fut-elle parsemée d’euphémismes inclusifs. Comme la notion de « francophone », par exemple, qui agit, de fait, comme un gigantesque procédé d’enfumage!
Un exemple bien simple. Je n’appartiens pas au «Nous» décrété par M. Parizeau ce soir d’octobre 1995 sur des bases raciales, culturelles ou même historiques. Or, en tant qu’Algérien, je suis francophone tout comme mon père avant moi. Mon « patrimoine historique » est aussi celui de l’empire romain, du christianisme naissant, des multiples cultures berbères plurimillénaires, du monde arabo-musulman et même des empires espagnol et français. Tout ça avant même de déposer mes genoux de poupons de 8 mois sur les dalles de l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau en 1991.
Suis-je un Romain de l’époque impériale? Un chrétien des premiers temps? Un Berbère polythéiste? Un Arabo-musulman de l’âge d’or? Un Espagnol en pleine Reconquista? Un Français dépositaire de l’héritage de la troisième République? Toute une série d’excellentes questions. Mais toute une série de questions qui m’étaient totalement étrangères au moment où je salissais mes genoux sur les dalles de l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau. Ce que je sais par contre, c’est que je suis francophone et que je n’ai pas eu besoin de cours de francisation ni de programme d’inclusion pour le devenir. Ce qui fait en sorte que le groupe auquel je me suis intégré n’est pas un groupe qui se définit d’abord et avant tout par sa langue au jour d’aujourd’hui. Ce pouvait être le cas en 1980 ou même en 1995, ce n’est plus possible aujourd’hui.
L’ambiguïté tient à ce que la notion de francophone renvoie à celle de francophonie alors que ceux qui manipulent aujourd’hui le concept tentent plutôt de le faire renvoyer à la mère patrie, la France. Quand on parle de francophones au Québec, on n’a pas en tête les 57 États membres de l’Organisation Internationale de la Francophonie. On a en tête la France et uniquement à la France. Ceux qui ont le malheur de ne pas comprendre nos sous-entendus en sont généralement la cible. Je parle ici de ces dizaines de milliers de francophones non-français qui vivent sur notre territoire sans qu’on les considère comme étant « nos égaux en francophonie ».
Pourquoi je parle de moi? Parce qu’une querelle obscure est entrain de se nouer autour de la question de l’immigration. Parce que si on les regroupe, les immigrants venant d’Afrique du Nord constituent la catégorie la plus nombreuse de toutes les catégories d’immigrants reçus par le Québec dans les 20 dernières années. En fait, la statistique officielle nous dit, avec raison, que la première place est occupée par la France.
Encore un euphémisme. En fait, c’est un résultat de la vision raciale de la société. On pense que les autres peuples sont homogènes selon des catégories raciales. L’euphémisme tient en ceci qu’on traite de « pays d’origine » alors qu’en fait il s’agit de gérer des catégories raciales préconstruites. Malgré tout, notre ignorance nous rattrape, puisqu’on est forcé de constater la quantité phénoménale de « français » vivant au Québec et ayant quitté une France qui les considère, de fait, comme des étrangers. La France n’est pas peuplée que par des blancs descendants réels ou supposés des Gaulois de notre Ciné-cadeau annuel. Mais il faut être né à l’extérieur du Québec pour le comprendre d’instinct, les autres l’apprennent en cours de route et se contentent d’avoir honte de leur peuple en silence.
Tout ceci pour dire que si je parle de moi, c’est parce que je ne suis pas tout seul. C’est parce qu’on est des milliers à avoir une histoire polyglotte. C’est parce que c’est le cas de chacun et de chacune des personnes qui vivent au Québec, peu importe la langue dans laquelle ces personnes s’expriment. Quand on dit « Nous », on ne doit jamais vouloir nommer un passé ou même un présent, qu’on voudrait figer. Quand on dit nous, c’est un avenir qu’on essaie de nommer, et pour construire l’avenir on part du présent. Parce que le passé c’est un souvenir, ou, au mieux une cause pour le présent, mais le second ne se réduit pas au premier.
Quand on part du passé pour en faire la cause exclusive du futur, c’est dire que le présent est superflu, ou simplement gênant. On appelle ça du déni. C’est ce qu’on fait quand on fait correspondre un patrimoine culturel extrêmement spécifique, avec une notion floue comme la nation et une catégorie déterritorialisée comme la langue, le tout dans un contexte aussi particulier que le contexte Québécois.
Mais revenons au célébrissime discours. Si on est rigoureux, on pourrait faire remarquer que le fait de se définir exclusivement par la langue n’était pas un trait particulier du nationalisme Québécois en 1980 mais que ça l’est devenu en 1995. Les antagonistes posés dans le discours de René Lévesque, ce sont les fédéralistes d’un côté (le camp) et de l’autre les souverainistes. Les deux sont québécois. D’où le reproche qu’il adresse au camp du Non de ne pas avoir respecté « toutes les règles du jeu que nous nous étions données entre Québécois ». Les antagonistes posés dans le discours de Jacques Parizeau sont très différents. En fait, tout son discours peut être compris comme une manière de s’élever contre celui prononcé par René Lévesque au soir d’une défaite que nous laissons le lecteur libre de qualifier comme il le voudra.
Le fait est qu’un « Nous francophones » venait d’être construit de toutes pièces sous nos yeux pour être immédiatement opposé à un supposé « eux », tout aussi construit soit dit en passant. C’est un fait que tous les commentateurs ont relevé, re-relevé, sur-relevé. Je vous le demande, M. Champagne, pourquoi a-t-on tant de difficulté à le dire aujourd’hui?
Pourquoi a-t-on tant de difficulté à lire et à comprendre le préambule de la Charte de la langue française? La première phrase parle d’une « langue distinctive d’un peuple majoritairement francophone ». Il était donc question d’un peuple unique avec plusieurs langues, dont une, défendue par la loi, qui lui permette d’exprimer son identité.
Est-il question d’un peuple francophone qui prend les rênes de sa destinée? Rien n’est moins clair. La langue française est ici un moyen et pas une fin. La fin, c’est l’expression de l’identité d’un peuple. Mais ce peuple est francophone, anglophone ou allophone. Comme on se plait à nommer les « autres », non sans apprécier, par ailleurs, le petit bonus symbolique qui va avec le confort d’un acquis. En effet, les allophones sont par nature un groupe diversifié. « Allophones », c’est notre manière à nous de nommer les « races », les « ethnies », les « étranges », sans prendre trop de risque. Le message est clair : deux groupes peuvent légitimement se taper dessus, quant aux autres, vous êtes des invités. Mais une lutte à la fois.
Revenons donc à notre propos : ce peuple n’est pas « francophone ». On peut tout à fait imaginer qu’un anglophone vivant dans la ville de Québec, étudiant à Québec High School ou à l’école Saint-Patrick’s soit particulièrement attaché à l’expression de l’identité particulière de sa ville en Amérique du Nord. On peut l’imaginer ouvert sur l’Amérique du Nord, fier de son petit coin d’Europe sur les rives du Saint-Laurent et tout à fait enchanté des possibilités romantiques offertes aux jeune résidents anglophones d’un pôle historique comme Québec.
Que s’est-il passé pour qu’on glisse d’une nation « majoritairement francophone » à une nation pour qui le fait français ne suffit plus à dire le Nous? On pourrait raisonnablement poser la question du pourquoi. La langue française serait-elle trop faible? Régionale? Je ne crois pas. J’ai déjà souligné le problème que pose l’immigration nord-africaine d’expression française. C’est ici que ce problème devient un paradoxe particulièrement croustillant du post-colonialisme contemporain. En voulant nous attacher au fait « francophone » pour masquer un attachement coupable à une ascendance raciale française on s’est enfermé dans une contradiction morbide dont il n’est pas inutile d’exposer la genèse.
D’abord on s’est mis à se décrire, nous « Québécois francophones », comme une catégorie colonisée, alors qu’au départ, il est bon de le rappeler, le fait français en Amérique du Nord est un fait colonial sans que la couronne britannique soit responsable de quoi que ce soit à ce point ci du raisonnement.
Ensuite, nous avons décrit notre fait national (colonial) comme un fait linguistique qu’on a opposé à un autre fait linguistique. Ce qui a fait en sorte que la France retrouvait, dans nos esprits approximatifs, le caractère d’un empire rayonnant d’où émanerait un « fait français » aussi homogène (racial) et angélique (du bon côté de l’histoire) que celui qu’on s’est représenté être le nôtre. Le tout, en contradiction totale avec tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à la réalité. Par la suite, nous avons décidé de sélectionner les nouveaux arrivants tout en maintenant le carcan idéologique absurde imposé par les discours politiques. Ce faisant, nous avons fait venir des dizaines de milliers d’anciens colonisés du système français, système qu’on pourrait raisonnablement comparer aux œuvres, pour le moins délétères, des Hitler, Staline et Pol Pot de ce monde. (Pour la petite histoire disons que la France a massacré trop d’hommes et à trop d’endroits différents sur la planète pour qu’il soit possible pour quelque spécialiste que ce soit d’en offrir un décompte fiable.) Le tout en leur servant un discours historique qu’ils perçoivent, à ce jour et en toute légitimité, comme une forme particulièrement inquiétante de schizophrénie collective.
Mais nous n’avons pas mis un terme à nos petites aventures identitaires en si bon chemin. Après tout, comment freiner une légitimité totale? Nous avons donc choisi de fermer les yeux sur ces liens invisibles, tissés d’euphémismes, que certains on choisit de bâtir (en dépit du bon sens) avec la France depuis la naissance du mouvement souverainiste. Et ce malgré le fait notoire que ces mouvements francophiles québécois avaient tous les airs de vouloir surfer sur la vague de l’extrême-droite islamophobe post-11 septembre.
Pour un temps, le projet fut obstrué par nulle autre que la mère patrie elle-même. Tous se rappelleront de la position historique prise par Chirac concernant la seconde guerre d’Irak. La France aurait-elle été héroïque là où des Québécois seraient à blâmer? Ce serait mal juger l’impact de la géopolitique et oublier bien vite l’implication de la France lors de la première Guerre du Golfe. Chirac n’a rien fait d’autre, face à Bush fils, que de défendre l’intérêt de la France, soit la stabilisation de la région après la terrible guerre Iran-Irak et le maintien de l’euro comme monnaie de substitution au dollar américain dans le commerce pétrolier. Quoi qu’il en soit, si la position de la France avait été différente au moment de la seconde guerre d’Irak, il y a fort à parier que la position d’une partie substantielle de l’opinion publique québécoise en aurait été considérablement modifiée ou pour le moins affectée.
Ce phénomène de vases communicants entre les deux pays est devenu un fait incontestable après les attentats de Paris en janvier 2015, s’est accentué toute l’année, et a atteint un paroxysme avec les attentats de novembre dernier. Un des problèmes posés par ces vases communicants réside dans le fait qu’ils sont producteurs de mécanismes profondément corrosifs pour la vie démocratique locale et nationale. On peut ainsi observer que des gens au sein de la population en général, qui par ailleurs défendent bec et ongles la place d’un crucifix, se trouvent à prôner la primauté de la laïcité, prise comme un concept visant à exclure, le tout, au nom de la démocratie et en prenant pour porte parole le Ministre de la Réforme des Institutions Démocratiques et de la participation citoyenne. Notre pays, ce n’est pas un pays, c’est un euphémisme.
Non, Jacques Parizeau n’est pas mort ce soir d’octobre. Il a vécu pour voir les effets du choix cruel qu’il a fait ce soir là. Et pour pouvoir s’y opposer. La conséquence la plus grave n’a pas été de briser la relation entre les minorités et la majorité, entre les souverainistes et les minorités culturelles, ou encore entre les Québécois de souche et les autres. La conséquence la plus grave, c’est celle concernant la relation qu’entretient le nationalisme québécois avec lui-même. La façon qui a été la sienne de se considérer tout puissant et à jamais. Mais surtout, sa façon de se satisfaire a priori d’une légitimité fantasmée.
Les minorités québécoises ont toujours accepté les multiples inégalités de fait qu’elles subissent systématiquement au sein de la société québécoise, et ce dans un silence assourdissant. Au soir de 1995 elles ont compris que ces inégalités étaient délibérément entretenues par la majorité qui avait parfaitement conscience de leur existence et de leur place dans le système politique. Jacques Parizeau a fait comprendre aux minorités qu’il les suivait de près dans les sondages mais qu’il n’avait pas eu l’intention de leur accorder quoi que ce soit durant la campagne, fut-ce au prix de l’indépendance. Quelques minutes après l’annonce des résultats, il savait déjà ce qui s’était passé et ce qu’il en pensait. Tous les immigrants l’ont compris même sans avoir les mots pour le dire.
Ce qui s’est passé après 1995, la sorte de chemin de Damas qui a mené à l’éclatement dans le faux débat des accommodements raisonnables, on l’a décrit comme une sorte d’ouverture envers les minorités. Il n’en était rien, puisque rien n’avait changé sauf le discours. Bref il s’agissait de se faire oublier et de lâcher un petit « oups, il aurait mieux valu ne pas le dire ». Il n’a jamais été question de construire un dialogue qui impliquerait l’écoute active de l’autre et la fin des injustices réelles. Il y a eu des rencontres, des dialogues de sourds, de la communication à satiété et rien de plus. Bilan : les mêmes conditions de vie, le même niveau de chômage, le même niveau de discrimination et le même déni (celui dont on a parlé plus haut). Au Québec, il existe une loi concernant la discrimination et imposant des quotas de diversité au sein des organismes publics. Cette loi n’a jamais été respectée.
Finalement qu’est-ce qui a changé depuis 1995? Strictement rien de réel. Le nombre croissant d’immigrants n’est pas une surprise, il est prévu de longue date. Ce qui a changé, c’est la manière qu’ont les Québécois de se voir eux-mêmes en excluant de la définition du groupe un bon quart de la population à l’horizon 2050.
En somme le mouvement souverainiste a demandé, et demande encore, aux minorités visibles de bien vouloir oublier ce qui existe encore et qu’on n’a pas le projet ni même l’intention de changer. Le tout au nom de l’intérêt supérieur… de qui déjà?
Ahmed-Mahdi Benmoussa, étudiant en philosophie à l’Université Laval