Le chauffeur de camion qui, il y a 10 ou 15 ans, n’aurait probablement écrit que pour se faire une liste avant d’aller à la quincaillerie, écrit des statuts Facebook et, même, se permet peut-être de laisser des commentaires sur certains sites qu’il visite (renote : j’utilise le chauffeur de camion comme exemple, sans sous-entendre quoi que ce soit au sujet des gens qui pratiquent cette profession; je sais très bien qu’il est possible qu’un philosophe conduise un camion). Outre le fait que cette propension à l’écriture chamboule durablement la relation qu’ont les gens avec les registres de langue (on écrit maintenant au familier, chose qui était quasi impossible avant), elle vient également jouer sur une corde très sensible : le respect (ou non) des règles de l’écrit.
C’est depuis qu’on a commencé à apprendre à écrire qu’on se fait marteler ces règles, à grands coups de trucs ou de phrases à déclamer (« le participe passé employé avec avoir s’accorde avec le complément [d’objet] direct lorsque celui-ci est placé devant »), tel le Notre Père de nos grands-mères.Disons-le, cet enseignement connaît peu de succès, et les gens qui peuvent affirmer haut et fort qu’ils « écrivent sans fautes » ne sont pas légion. Je ne m’étendrai pas sur les raisons de cet insuccès, car ce n’est pas mon propos ici.
Je dirai seulement que les preuves historiques sont indiscutables : la majorité des règles de l’écrit auxquelles on doit se plier pour « écrire sans fautes » sont issues d’accidents de parcours survenus tout au long de l’évolution du système d’écriture (notons que je ne dis pas évolution de la langue, car je tiens absolument à faire une distinction entre l’écriture et la langue). Je suis vraiment désolée pour mes détracteurs qui, je les entends d’ici, s’exclament qu’ils « ne sont pas d’accord » (certains m’accusent même d’insolence lorsque j’ose faire de telles affirmations), mais c’est un fait historique. Et qu’on soit d’accord ou non avec eux, les faits demeurent. Quiconque étudie l’histoire de la norme écrite française de manière un peu sérieuse arrive à ce constat. Si on a conservé les traces de ces accidents de parcours, c’est que les personnes (des vieux bonzes) responsables de fixer les règles, aux siècles passés, pour des raisons qui sont loin d’être objectives ou logiques, ont décidé de les garder, pour la Gloire du Français.
Par ailleurs, beaucoup des difficultés et des illogismes des règles de l’écrit ont volontairement été fixés comme tels à, dans un but de clivage social : il fallait « mériter » l’écrit en français. Comme le français était la langue de prestige dans toute l’Europe, il fallait bien que prestige il y ait. D’ailleurs, ce n’est qu’à partir du moment où l’instruction a été plus répandue que l’obéissance aux règles est devenue une valeur sociale. Avant, même les plus illustres personnages écrivaient n’importe comment, et personne ne s’en formalisait.
Depuis, les temps ont changé, et le chauffeur de camion écrit des statuts Facebook et des commentaires sur des blogues, mais il utilise encore le même système issu des décisions arbitraires des vieux bonzes des siècles passés. Et il fait probablement des « fautes », tout comme l’étudiante en génie métallurgique qui n’a jamais accordé d’importance à ses cours de français ou le chef d’entreprise qui a gravi les échelons sans trop se soucier de l’accord des participes passés.
Et soudainement, la petite frange de la population qui, elle, peut se targuer d’écrire « sans fautes », monte aux barricades et s’octroie le droit de corriger, de critiquer, voire de stigmatiser ceux qui osent s’exprimer à l’écrit sans obéir aux sacro-saintes règles. Grâce à sa prétendue supériorité, elle se donne la mission de retirer la voix aux gens qui, à ses yeux, ne « méritent » pas l’écrit français.
Ces gens qui se croient supérieurs aux autres parce qu’ils savent qu’amour, délice et orgue sont féminins lorsque pluriels sont pourtant les auteurs de la plus basse technique argumentative qui soit : le sophisme. Car le fait de relever systématiquement les « fautes » de son interlocuteur appartient à la catégorie de l’ad hominem. Pour les besoins de la cause, et du haut de mon statut de linguiste, je crée même un nouveau terme pour décrire le phénomène : l’ad grammaticam.
On ne cesse de déplorer la piètre « qualité » du français écrit, on ne cesse de constater à quel point nos « jeunes » (et nos moins jeunes) font des fautes. C’est un fait. Il faut trouver une solution. Mais en attendant, faut-il refuser à tous ces gens l’accès à l’outil de communication le plus utilisé de notre époque? Faut-il nier la parole des gens qui, pour une raison ou pour une autre, ne maîtrisent pas les règles de l’écrit? Faut-il ridiculiser ces personnes qui s’expriment?
Comprenons bien. Je ne suis pas en train de dire que ce n’est pas grave de faire des fautes (mes détracteurs aimeraient bien que je dise cela, n’est-ce pas?). Ce que je dis, c’est qu’il y a plusieurs raisons qui peuvent faire en sorte qu’une personne ne respecte pas les règles de l’écrit, et la ridiculiser pour cela relève de l’élitisme crasse. Dans les documents officiels, dans les textes publiés, dans les ouvrages importants, on s’attend certes à la perfection. Mais ces écrits sont généralement revus par des réviseurs professionnels. D’ailleurs le seul fait que ce métier existe est la preuve qu’exiger de tous une maîtrise parfaite de toutes les règles de l’écrit est une utopie.
Feu mon grand-père avait des histoires incroyables à raconter. Pourtant, s’il les avait racontées à l’écrit, on lui aurait refusé son droit de parole, parce qu’il était pratiquement analphabète. Chose certaine, je préférerais de loin les histoires de mon grand-père, même écrites au son, que les grands discours éculés des bonzes des siècles passés.