Le 31 décembre 2015, de nombreux téléspectateurs de Radio-Canada ont découvert pour une première fois le contenu de cet enregistrement qui avait été envoyé à toutes les chaines québécoises et canadiennes à la veille du référendum de 1995. Si le camp du OUI l’avait emporté, c’est ce message qui aurait été diffusé pour officialiser le déclenchement des démarches qui devaient mener le Québec au statut d’État souverain. «Qu’on lui prépare une place à la table des nations», aurait alors exigé le premier ministre.
La diffusion de ce discours a touché bien des gens. On peut le comprendre. Quelques mois après le décès de Jacques Parizeau, l’émotion de Lisette Lapointe était palpable au moment de remettre la fameuse cassette. Plusieurs ont vu dans cette allocution une sorte de rattrapage posthume au regard des propos réellement prononcés le soir du 30 octobre 1995. Cette interprétation est notamment celle d’un historien nationaliste connu, Éric Bédard, qui était par ailleurs président des jeunes du Parti Québécois lors du référendum : «C’est bien différent du discours triste qu’il a livré ce soir-là, qui ne reflète pas la grandeur du personnage».
Sans vouloir souiller la tombe du dernier admis au panthéon des «héros nationaux», il semble nécessaire de détourner un instant l’oreille de ce concert d’éloges pour entendre la fausse note de cette prestation savamment orchestrée.
Les deux faces d’une même pièce
Éric Bédard a raison de voir dans cette séquence le reflet plus présentable du discours livré par Jacques Parizeau suite à l’annonce de l’échec du camp souverainiste. La regrettable déclaration sur «l’argent et le vote ethnique», qui a marqué les esprits pour longtemps, avait alors été attribuée à un coup de colère devant une défaite crève-cœur. Parizeau lui-même a admis plus tard avoir formulé sa déception «dans des termes qui auraient pu être beaucoup mieux choisis».
Le discours de victoire présenté le soir du Réveillon, quant à lui, donne à voir une image plus soignée du premier ministre. Enregistrée d’avance dans son bureau, minutieusement rédigée par Jean-François Lisée, sans doute révisée avec précaution par une armée de conseillers, l’allocution est celle d’un politicien qui maîtrisait les paramètres de son message.
C’est cet écart qu’a noté Éric Bédard avec satisfaction. Alors qu’un furieux Monsieur Hyde s’était présenté devant les militants du OUI le soir du 30 octobre 1995, les Québécois pouvaient enfin renouer, vingt ans plus tard, avec le visage serein du bon docteur Jekyll. Par empathie avec une figure dont il souhaite restituer la grandeur, l’historien semble toutefois avoir fermé les yeux sur les continuités entre les deux déclarations.
Le pouvoir de nommer les «Autres» : le «vote ethnique» et la «race»
Le message victorieux comporte une phrase destinée à rassurer les uns et les autres quant au sort des minorités dans un éventuel Québec souverain : «Pendant 400 ans, grandir et accueillir tous les nouveaux arrivants de quelque langue, race ou origine qu’ils soient. Bâtir ici une société moderne, dynamique, ouverte sur le monde». Célébrant les qualités du Québec comme terre d’accueil et de tolérance, Parizeau nomme trois types de diversité qui auraient trouvé ici de quoi s’épanouir durant les derniers siècles : diversité linguistique, diversité d’origines et diversité des «races».
À première vue, cet énoncé peut sembler radicalement distinct des propos controversés du discours de défaite. L’allocution de victoire louange l’ouverture à l’«Autre», tandis que celle qu’il a prononcée le soir du 30 octobre rejette une part de la responsabilité de l’échec sur les épaules des Québécois qui ne sont pas d’ethnicité canadienne-française : «Si vous voulez, on va cesser de parler des francophones du Québec, voulez-vous? On va parler de nous à 60 %. On a voté pour. On a été battus, au fond, par quoi? Par l’argent puis des votes ethniques, essentiellement.»
Malgré une distinction évidente dans le ton et l’orientation du message, les deux extraits témoignent de continuités dans la vision des élites nationalistes représentées à l’époque par Jacques Parizeau. Le discours de victoire se présente comme une main tendue aux groupes minoritaires, mais laisse intact le pouvoir de les nommer.
Cette désignation est d’autant plus préoccupante qu’elle emploie le vocabulaire de la «race». Les Québécois seraient ainsi ce peuple disposé à accueillir tous les nouveaux arrivants, de quelque «race» qu’ils soient. La notion de «race» comme catégorie naturelle fermée a pourtant été discréditée depuis longtemps. L’idée de frontières présociales et infranchissables entre les groupes humains, fondées sur les attributs physiques, a été battue en brèche. Dans les années 1970, la sociologue Colette Guillaumin définissait déjà la notion de «race» comme «formation imaginaire, juridiquement entérinée et matériellement efficace». Lorsqu’il est utilisé dans les sciences sociales, le mot est souvent placé entre guillemets pour rappeler son caractère imaginaire, qui n’enlève rien à la réalité brutale des actes commis en son nom.
Les sujets légitimes de la nation
Une précision s’impose à ce stade. La question n’est pas de reprocher aux rédacteurs de discours d’avoir omis des guillemets ou aux morts d’avoir manqué de «rectitude politique» de leur vivant. L’enjeu n’est pas non plus de regarder le passé avec mépris pour mieux glorifier le présent ou affirmer sa propre supériorité morale.
S’écarter d’une célébration consensuelle pour soumettre à la critique une figure en passe d’être élevée au rang d’intouchable comporte toujours le risque d’être condamné pour crime de lèse-majesté. Ce genre de blâme inhibe la libre pensée en prétendant paradoxalement en revêtir les habits. Il faut repousser les accusations de bienpensance qui viendront sûrement, sans quoi on risque de céder à la complaisance que certains voudraient substituer à une supposée insolence. Le respect n’est pas synonyme de prosternation.
Il ne s’agit donc pas de dire que Parizeau était un être rempli de mesquinerie et de préjugés condamnables, ce qui est fort probablement faux. Il vaut d’ailleurs la peine de souligner à nouveau que ce n’est pas lui qui a rédigé le texte de l’allocution. Il s’agit plutôt de constater qu’aussi récemment qu’en 1995, l’idée selon laquelle il existerait quelque chose comme des «races» humaines pouvait se frayer un chemin jusque dans le discours de victoire d’un premier ministre du Québec et passer le filtre des nombreuses relectures que ce texte a dû subir. Cet épisode nous en dit moins sur le jugement à poser sur la personne de Jacques Parizeau que sur la vision du monde social portée par un ensemble d’acteurs formant l’élite du mouvement nationaliste à un moment donné de l’histoire (très récente).
Pour mieux cerner les contours de cette vision, il importe de noter les points où les deux discours se répondent. Dans la nouvelle de Stevenson, docteur Jeryll et Monsieur Hyde sont une seule et même personne. Il en va de même pour le Parizeau «en direct» et le Parizeau «préenregistré». Les termes «vote ethnique» et «nouveaux arrivants de toutes les langues, races et origines» désignent en fait des réalités qui se recoupent. Que l’on brosse le portrait d’un Québec idéalisé où «l’Autre» serait accueilli à bras ouverts ou que l’on désigne cet «Autre» comme traître à la cause nationale, le rapport de pouvoir qui autorise «les uns» à parler «des Autres» demeure indiscuté. Les positions de tolérance ou d’intolérance ont quelque chose en commun : elles sont la prérogative des «Uns», qui monopolisent la capacité de nommer «les Autres» pour ensuite les accepter ou les rejeter.
Dans son discours de défaite, Parizeau identifiait clairement ce groupe nationalement habilité à tracer la frontière entre le tolérable et l’intolérable : «On va parler de nous», disait-il en référence aux Québécois d’ethnicité canadienne-française. Dans le discours de victoire, ce groupe dominant n’est pas nommé, mais sa disposition à prendre les groupes altérisés comme objets est tout de même implicite. Après tout, qui sont les sujets légitimes de nation qui auraient, quatre siècles durant, consenti à recevoir chez eux tous «les nouveaux arrivants de quelque langue, race ou origine qu’ils soient»? À cette question difficile, c’est le «triste discours» du 30 octobre 1995 qui fournit la réponse la plus honnête, n’en déplaise à Éric Bédard et à son souhait de ménager le sommeil des «grands personnages».
Pour le sociologue Ghassan Hage, les défenseurs du multiculturalisme et les auteurs de discours ou de pratiques xénophobes ont une conception commune de l’espace, qui est toujours pensé en termes nationaux. C’est en tant que gestionnaires autorisés de cet espace qu’ils peuvent lancer des exhortations à «tolérer les Autres» ou, au contraire, exiger qu’«à Rome, on fasse comme les Romains». En dépit du fossé politique qui les sépare, ces acteurs partagent l’idée d’une relation privilégiée entre une communauté imaginée selon des critères «raciaux», ethniques ou culturels et un territoire national conçu comme «le sien».
C’est précisément cette vision nationaliste de l’espace et de ses habitants qui unit le discours de défaite et le discours de victoire de Jacques Parizeau. C’est aussi cette idée qui devra être interrogée pour bâtir le «Québec renouvelé, plus responsable et plus juste» qu’il appelle de ses vœux dans la séquence diffusée au crépuscule de 2015. Pour s’attaquer à cette rude tâche, on cessera de concevoir le territoire comme une «maison» dont le groupe majoritaire serait le «propriétaire». On cessera aussi de voir les «nouveaux arrivants» comme des «invités» bénéficiant de leur «hospitalité», à la fois gracieuse et révocable. On s’efforcera de se penser tous et toutes comme étant ici «chez soi», de discuter d’égal à égal et de s’attaquer aux rapports de pouvoir qui empêchent aujourd’hui de le faire réellement.