Ici, à quelque trois cents kilomètres de la mer Méditerranéenne, il n’y a pas d’hiver. Des flocons tombent pourtant sur le sol, qui ne viennent pas du ciel, mais de cette maison, au beau milieu d’un champ d’oliviers. Ce ne sont pas des flocons de neige, mais de cendres qui flottent dans l’air, soumis au vent impérieux. Et puis, il y a le crépitement rageur de cette maison en flammes, comme un écho à la détonation assourdissante qui a chassé les oiseaux, une heure plus tôt.
Il n’y a pas de neige, mais des flocons de cendres, mêlées à la terre qui n’en finit plus de retomber après s’être éjectée du sol, laissant un grand trou. Il y a peut-être un chant dans l’air. Ce n’est sûrement pas Jingle Bells, mais qui sait? La fille est seule au milieu des oliviers, couchée sous la sève grasse des fruits. Le vent souffle sur son petit corps, recroquevillé dans les débris du sommeil, les paupières fermées, offert en cadeau aux griffes des bombes et au métronome des balles là-bas, beaucoup plus loin.
Ce n’est sûrement pas le père Noël qui l’a posée là, sous l’arbre, mais qui sait? Dans le ciel, l’étoile de Bethléem brille et un peu partout sur Terre, c’est la veille de Noël. Dans ce coin de la Syrie, comme un peu ailleurs sur Terre, c’est un 24 décembre, un jour comme un autre. Mais qu’importe si les rênes ne vivent pas dans les pays chauds, qu’importe si les lames du traîneau ne sont pas conçues pour glisser dans la terre sèche des vallons du djebel Akrad. Qui sait si le père Noël, interrompant son itinéraire transcontinental, n’est pas venu déposer cette fille au pied de l’arbre, abandonnant sur son petit corps un sac vide de cadeaux, en guise de couverture?
Derrière, la maison se transforme en poussière. C’est peut-être à cause de l’incendie que le père Noël est arrivé, apercevant dans l’horizon les volutes de fumée qu’il aura prises pour la cheminée d’une maison. Peut-être qu’il a, par réflexe, mis le cap sur cette maison et que ce n’est qu’une fois arrivé au-dessus de celle-ci que les flammes lui sont apparues, celles qui dévoraient agressivement chacune des pièces, rugissant par les fenêtres, depuis longtemps éclatées.
Il s’est peut-être alors demandé un instant ce qu’il devait faire. S’il devait repartir de cette maison qui n’était pas sur sa liste. Il a peut-être jugé que ses rênes méritaient un peu de repos, qu’il serait judicieux de faire une halte pour se dégourdir les jambes. C’est ainsi qu’il aurait garé son traîneau sur un toit en proie aux flammes, et qu’après avoir tenté de calmer ses bêtes, il se serait glissé dans la maison.
Peut-être que dans l’épaisseur de la fumée, dans l’air vicié où il peinait à respirer, il a songé à rebrousser chemin. On peut croire qu’après l’entrée de leur maître dans la maison, les rênes ont pris panique, reprenant leur vol pour aller s’échouer plus loin dans le champ d’oliviers, apeurés. Il est possible que, pendant ce temps, les larmes aux yeux et la gorge irritée, rampant dans la maison, le père Noël ait songé qu’il était trop tard pour revenir en arrière, que même les corps morts de trois femmes et deux hommes encore attablés à la cuisine ne l’ont pas découragés d’aller encore plus loin, déchirant sur le plancher inégal les manches de velours de son bel habit. Il est possible qu’à travers le vacarme des murs, le craquement des meubles et le souffle du feu, il ait entendu un enfant pleurer. C’est possible.
Mais on peut penser que la fille, déjà, était inconsciente. Qu’elle était couchée dans son lit et qu’après avoir mis une éternité de moutons à s’endormir, elle demeurait dans la position abandonnée du sommeil. On peut penser que le père Noël était là à escient, cette nuit-là, et que ce n’est pas par hasard qu’il a mis le cap sur cette maison de laquelle s’échappaient des volutes de fumée. On pourrait parier qu’il avait un but quand il a remonté ses manches, bravant le feu en rampant contre la mort à la recherche de la chambre où la petite fille vivait encore, inconsciente du danger. Mais qui sait?
On pourrait raconter que le père Noël a offert cette nuit-là son plus beau cadeau, lorsqu’il a saisi la gamine de toute sa force d’homme, et que c’est avec une douceur extrême qu’il s’est arraché un morceau de manche, le transformant en foulard pour protéger le visage de la fille. On peut imaginer qu’une fois la gamine chargée sur lui, il n’a plus rampé, il ne s’est plus arrêté, mais qu’il a couru à travers la maison et que d’un bon coup de pied il a fait céder de ses gonds la porte arrière. Courant encore sur plusieurs mètres, libérant le visage de la jeune fille de son foulard pour qu’elle puisse enfin humer à pleins poumons l’air salvateur, il l’aurait enfin déposée au pied de cet arbre, sur un lit de rameaux d’olivier. C’est peut-être ainsi que la jeune fille s’est retrouvée là, recroquevillée dans les débris du sommeil, couchée au pied de l’arbre comme un cadeau à déballer.
Tout ce qu’on sait, c’est qu’une neige de cendres couvre sa couverture de velours rouge et que derrière, la maison achève de se consumer, le feu attisé par le vent. Le père Noël a peut-être repris sa route après avoir nourri ses bêtes, peut-être est-il simplement allé chercher du secours. Peut-être qu’il y a, dans l’air, un chant. Ce pourrait être Jingle Bells, mais qui sait? Cette fille est seule au milieu des oliviers, abandonnée à elle-même la veille de Noël, sauvée par un mythe, couchée sur une terre sèche, sous un ciel indifférent, seule.