Si les Québécois sont tout à fait en mesure d’échanger sur divers sujet, que ce soit dans les conversations ordinaires, sur les médias sociaux, sur les plateaux de télévision et à la radio, pourquoi persiste-t-il une impression générale que nous demeurons souvent à la surface des choses, craignant de traverser le miroir d’un débat réel qui ne ménagerait pas l’argumentation assumée et la confrontation intellectuelle?
Car si nous débattons, nous le faisons souvent bien gentiment. Nous sommes un peuple respectueux, conciliant – « mou », diront certains – et c’est une force, ne nous y trompons pas, mais qui n’est pas sans conséquence dans notre construction d’une « culture du débat ». En effet, notre peur de choquer, de hausser la voix et l’esprit, notre désir de rester dans les bonnes grâces du politiquement correct amenuisent notre capacité de confronter nos idées dans l’espace public.
Lorsqu’une idée, un propos ou une réplique est un tant soit peu franche, évoque une vérité qui dérange, ne prend pas l’apparat de mots doux à l’oreille ou manque de nuance, l’individu qui en est à la source se fait souvent crucifier sur la place publique. Son propos se retrouve déformé par le filtre médiatique et celui des bien-pensants, réduit au point de devenir une caricature de lui-même.
Une culture du consensuel
Cette attitude généralisée a ceci d’intéressant qu’elle révèle comment nous acceptons difficilement la confrontation d’idées, et que certains médias québécois sont prompts à s’inscrire dans une démarche polarisante, voire moralisante. Nous sommes frileux à accueillir un propos qui sort d’un certain consensus ou qui ne respecte pas les tabous essentiels. Il n’y a qu’à penser à la teneur des « débats » à Tout le monde en parle en comparaison avec l’émission française On n’est pas couché pour s’en convaincre.
Prenons Tout le monde en parle : qu’avons-nous depuis plus de 10 ans? Des entrevues complaisantes, un faible niveau de débat, et un « fou du roi » se reposant sur ses lauriers. Là où les « radios populistes » peuvent donner dans les formules-choc et la polémique de bas étage, Tout le monde en parle donne souvent dans la discussion consensuelle et intellectuellement étriquée. Pour le doctorant Jonathan Durand Folco, cette émission, « c’est le consensus et la fausse discussion en permanence, la » bien-pensance » dans toute sa superbe: on se félicite, on juge de haut en écartant tout débat de fond. Les questions sont prévisibles, décevantes, voire impertinentes. » Ce que l’on cherche, au final, « c’est moins l’affrontement assumé, mais civilisé de deux points de vue qu’une manière originale de les réconcilier en finissant avec des câlins et un grand rire », écrivait à ce propos Mathieu Bock-Coté. Tout le monde en parle n’est qu’un exemple, mais il est révélateur d’une certaine culture au Québec.
Le plus triste dans cette réalité, c’est qu’on participe à entretenir notre « petit Québec consensuel » où tout le monde semble d’accord, tout le monde en sécurité dans son petit clocher idéologique, dans son communautarisme intellectuel, et on en vient à freiner toute possibilité de discussion et de confrontation d’idées, s’en remettant à marginaliser expéditivement « l’autre », celui qui débattrait avec trop d’ardeur, celui qui ne parlerait pas exactement dans nos termes à nous. Il y a malheureusement, chez beaucoup de gens, une allergie aux débats de fond et une inclination à la polémique journalistique à courte vue.
Le journaliste Jean-François Caron affirme que « les Québécois ne savent pas débattre; ils s’insultent ou se contentent de cataloguer les individus au lieu de discuter de manière profonde les idées défendues par autrui. » On colle ainsi à l’Autre l’étiquette de gauche, de droite, fédéraliste, souverainiste, syndicaliste, qu’importe! – l’idée est de retirer la substantielle moelle des idées défendues par son adversaire et de ramener le tout à une affaire de position idéologique disqualifiante. Prenons l’épisode de la Charte des valeurs – qui, comme le conflit étudiant de 2012, a pourtant eu le mérite de repolitiser certaines questions, d’initier un débat –, on s’y traitait alors volontiers d’« inclusifs idiot-utiles multiculturalistes » ou bien de « nationalistes-identitaires xénophobes ». Les nuances n’avaient plus leur place. Plus récemment, avec les attentats de Paris et l’arrivée des réfugiés au Canada, c’est un peu la même polarisation et les mêmes clivages qui s’installent dans le débat public, et qui concernent différentes questions (immigration, sécurité, identité, intégration, etc.).
Confondre débat et polémique
Et le malheur, c’est que face à l’excitation polémique, les arguments ou les points de vue sont rapidement mis sous le tapis, non considérés, non reçus. Et, à ce chapitre, le Québec n’a pas l’exclusivité : en France et ailleurs, il y a également de ces « clashs » et polémiques peu constructives, où on semble dénoncer et insulter l’autre plutôt qu’élucider la mésentente de fond entre différentes visions du monde.
Car il ne faut pas confondre débat et polémique. Il faut également départager un polémiste constructif d’un autre qui ne l’est pas, ou plutôt, percevoir quand, et dans quelle mesure, un polémiste s’inscrit dans une démarche dialogique, dynamique et constructive, bref, pouvant être enrichissante pour la réflexion commune.
Dans la situation où un individu en vient à épouser le rôle de « réac » de service, c’est là qu’il peut y avoir glissement et que cette personne devienne une caricature d’elle-même, se dépersonnalisant dans sa pseudo conscience critique – nous avons tous des noms en tête! Souvent, il s’agit de « prendre des « sujets tabous » de façon abrupte et irréfléchie en provoquant, en mimant une certaine attitude superficiellement subversive ou transgressive », de mentionner Durand Folco. C’est à la fois une marque de commerce pour beaucoup, et parfois aussi une façon de mêler les cartes et ainsi de ne pas trop afficher leurs arguments par peur qu’ils soient facilement démontés. Ce renversement de paradigme, cette négation caricaturale du « politiquement correct » est cependant intellectuellement limité et parfois bêtifiant.
Cependant, si, dans la transgression consciente, il y a volonté d’initier un débat, une recherche de vérité, bref d’utiliser la polémique comme vecteur de débat, les choses deviennent intéressantes. La figure du polémiste constructif existe bel et bien. Bref, la polémique n’est pas mauvaise en soi, tout dépend du sens qu’on lui donne, de son utilisation pour servir ou non le dialogue.
Des polémistes, au Québec, nous en avons quelques-uns qui s’agitent dans la sphère publique – bien que la plupart ne revendiquent pas un tel statut et qu’ici la figure du « polémiste » n’a pas la même portée symbolique qu’en France ou ailleurs –, pensons à Mathieu Bock-Côté, Éric Duhaime, Richard Martineau, Denise Bombardier, Jérôme Blanchet-Gravel, Léo-Paul Lauzon, Pierre Dubuc, Simon-Pierre Savard-Tremblay, Normand Baillargeon. On remarquera que les polémistes de « gauche » semblent plus rares et moins « médiatisés ».
Humain, trop humain
Trop souvent, l’émotion s’emballe et chambarde notre raisonnement. On se rappellera comment Anne Dorval et de nombreux Québécois ont réagi – c’est à dire de manière émotionnelle et catégorique – aux propos d’Éric Zemmour au sujet du mariage homosexuel et de la critique de la modernité, sur le plateau d’On n’est pas couché. Sans revenir sur le fond de l’histoire, on ne distinguait pas la trace d’un débat dans la réponse collective « dorvalienne », mais simplement l’intention de clouer au pilori une opinion dissonante. Cet épisode a été révélateur, selon Philippe Labreque, en ce que « les Québécois ont démontré leur tendance à prendre notre inaptitude à débattre en profondeur des sujets les plus pointus et les plus polémiques avec intelligence et surtout avec des arguments réfléchis, comme un signe d’accomplissement. ». Il faut dire que nous sommes parfois terrorisés à l’idée d’un débat qui pourrait nous diviser.
Voilà ce qui nous manque souvent : la faculté de nous dégager de nos passions et d’approfondir des questions avec des gens qui ont une opinion différente de la nôtre, au risque que cela soit difficile, au risque de « faire place » à la parole de l’Autre, si différente soit-elle, au risque de rompre avec les lieux communs.
Il ne faut pas s’étonner que la rhétorique du point Godwin soit si populaire en terres québécoises. Celle-là même qui met systématiquement fin à tout débat et à toute critique quand on la brandit. Mais pourquoi cette peur du débat? Pourquoi autant de frilosité? C’est dans ces dispositions qu’on s’ennuie tout particulièrement de gens comme Michel Chartrand et Pierre Falardeau.
Réflexe de colonisé?
Le vrai problème est peut-être l’incompréhension que font nombreux Québécois d’un débat, d’un échange d’idées. L’humoriste Guillaume Wagner écrivait avec raison que « les Québécois ne semblent pas faire la différence entre le débat, une confrontation intellectuelle saine et la confrontation gratuite. Dire » Je ne suis pas d’accord! » ou » Va chier! » reçoit le même accueil bien souvent ici. » Wagner avance l’hypothèse que « notre attitude de colonisé » n’y est pas étrangère. Fréquemment, on s’accomplit à travers les yeux et les idées de l’Autre, et alors, s’il advient que l’Autre n’est pas d’accord avec notre opinion ou nos arguments, on se sent blessé, voir rejeté, ne différenciant pas nos idées de notre personne. Le débat ne commence-t-il pas par le fait de s’estimer suffisamment – de s’aimer suffisamment – pour épouser l’idée d’échanger objectivement et d’accepter de remettre en question ses propres arguments?
Fred Pellerin dit aussi des choses très justes à ce sujet : « Vu qu’on n’a pas appris qu’il y a un jeu qui s’appelle » se pogner « , tsé en jeu, ben c’est très impliquant, parce que là si tu te pognes pis que tu ne sais pas que c’est un jeu, t’as l’impression de faire la guerre à l’autre. Tsé, si tu joues aux dames, mais tu ne sais pas que tu joues au dames, t’as l’impression de faire mal à l’autre à chaque fois que tu lui manges un pion. »
Au-delà de la question qu’on pourrait qualifiée d’identitaire s’ajoute la question de l’éducation. En France, ils apprennent très tôt le débat à l’école, où l’échange d’idées est fortement valorisé. Au BAC même, il y a des examens écrits et oraux plutôt que de faire tout par écrit comme ici. Ainsi, nous ne préparons pas suffisamment notre jeunesse à s’informer, à user d’analyse critique, à débattre sur la place publique. Ce n’est pas une chose normale qu’il y ait 50% d’analphabètes fonctionnels dans la population, et dans ces conditions, est-ce encore possible de débattre?
À la recherche des intellectuels
Et à la fin, où sont nos intellectuels? Nos philosophes, nos sociologues, nos penseurs, nos scientifiques, nos écrivains, nos citoyens militants? Il y en a trop peu dans les journaux, à la radio, à la télévision. Pourtant, ils existent, ils sont même parfois très actifs. Certains interviennent sur la place publique, d’autres écrivent dans des revues spécialisées, dans des essais, sur internet, d’autres encore participent à des débats publics. Le problème est que ces interventions diverses ne sont pas lues ou entendues en dehors de certains cercles.
Concernant les intellectuels et professeurs, ceux-ci semblent malheureusement parler et réfléchir le plus souvent en vase clos. Dominique Garand, professeur d’études littéraires à l’UQAM, affirme qu’« on perçoit chez ces gens une certaine morosité. On est dans le syndrome de la pensée impuissante. » On observe un repli chez plusieurs universitaires, ceux-ci n’exercent désormais plus leur rôle de « sages » d’autrefois. Il y a bien sûr la crainte qu’en étant relayé par la presse – et encore, il y la difficulté de percer le mur médiatique- – leur propos ne soit dilué et « mercantilisé ». Sans compter l’anti-intellectualisme de certains qui se trouve amplifié dans la sphère médiatique.
Le rôle des médias
Comme Marc Cassivi, nous sommes plusieurs à « rêver d’une émission québécoise où l’on aurait le temps, les moyens et où l’on se donnerait la peine de débattre aussi longuement et ouvertement d’une variété de sujets, politiques, culturels, sociaux. ». Et ce, afin d’assurer l’ouverture au débat sur la multitude de questions fondamentales qui touchent la société québécoise.
Malheureusement, on a souvent l’impression que les médias freinent structurellement les débats publics dans leur forme actuelle, et ainsi, le problème n’est peut-être pas notre incapacité à débattre, mais plutôt notre incapacité à débattre dans les médias.
Les formules sont formatées, trop courtes, « scriptées », faisant fréquemment peu de place aux idées qui ne sont pas déjà dominantes dans l’espace public. Par ailleurs, on remarque que ce sont presque toujours les mêmes intervenants qu’on invite et qui s’expriment sur tous les sujets; on invite un tel ou un tel autre parce que tout le monde le connaît, ça semble aller de soi pour plusieurs. Et ainsi, « en lieu et place s’activent des hyper commentateurs professionnels, souvent sur plusieurs tribunes combinées, une émission de télé ou de radio, un édito, un blogue. », écrivait Stéphane Baillargeon à ce propos.
Marc-André Cyr, historien des mouvements sociaux, soutient quant à lui que « le monde des médias fonctionne au clip et aux cotes d’écoute, non à la réflexion. En ce sens, il sera toujours plus facile d’inviter une personnalité connue et qui passe bien à la télé plutôt qu’un obscur intello que personne ne connait, même si ce dernier est plus apte à l’analyse. »
Alors oui, concernant les médias, il existe quelques lieux où l’échange est valorisé et où l’on ne craint pas d’inviter une personne qui pense d’une manière contraire ou différente de la nôtre. C’est le cas dans certaines pages d’opinion de journaux, dans certaines émissions de radio, dans certaines tables rondes, etc. À l’émission Bazzo.Tv, par exemple. Même si le format est assez court, et que là aussi, la pensée unique est souvent à son comble, on a tout de même été en mesure d’opposer, et à plusieurs reprises, différentes visions des choses, tout en demeurant, le plus souvent, respectueux de la dignité de son adversaire.
Concernant notre « culture de débat », est-ce que nous sommes pires ou mieux que la France ou les États-Unis? Difficile de répondre de manière tranchée. Chose certaine, bien que la « fibre du débat » semble moins présente chez les Québécois que chez les Français, cela n’empêche pas les Québécois de débattre, de chialer, de revendiquer, ne serait-ce que là où ils peuvent.
Il importe de saisir que la présence de débats publics réussis est l’une des meilleures assurances d’un épanouissement sociétal, ou du moins l’indicateur d’une population plus renseignée et donc plus éveillée aux « affaires de la cité ».
Ce qui n’est pas un luxe.
On se le souhaite. Et on doit y travailler.