Plusieurs commentaires dans les médias dénonçaient cette semaine le caractère pervers de cette «générosité» [1]. La création d’une fondation familiale privée dans la-quelle il versera 99% de ses actions de Facebook (pour une valeur virtuelle de 45 mil-liards $) constitue en réalité un puissant outil d’évitement fiscal pour Zuckerberg et son héritière. Stricto sensu, il ne réalise aucun don – il transfère sa fortune dans une structure juridique sur laquelle il (puis sa fille) conservera un contrôle total. Les impacts du fléau des fiducies privées comme moyen privilégié d’évitement fiscal, et donc de manque à gagner pour le fisc, est bien documenté depuis de nombreuses années, notamment pour les cas canadien et états-unien par la fiscaliste Brigitte Alepin [2].

Cela étant dit, à cet objectif purement intéressé de la part de Zuckerberg s’ajoutent trois autres critiques.

Premièrement, de manière très cohérente, l’annonce du fondateur de Facebook participe de ce qu’il a contribué à créer: la mise en scène de soi. Rien de surprenant qu’il ait utilisé sa propre plateforme pour en faire l’annonce, ni qu’il ait eu recours à une touchante photo de famille ni qu’il ait instrumentalisé son nouveau-né. D’annoncer qu’il transférera dans cette fiducie précisément 99% de ses actions constitue également un geste de marketing. Le message est fort: voyez, je ne conserve qu’un tout petit 1% de ma fortune pour mon bénéfice personnel – oblitérant ainsi que ce 1% représente près de un demi-milliard de dollars américains d’actifs, ce dont bien peu de jeunes de 31 ans disposent. Sans compter qu’il continuera évidemment à s’enrichir dans les prochaines années. Zuckerberg possède un talent unique en marketing, nul ne saurait le nier. Il démontre qu’il sait le mettre à profit dans toutes les sphères de sa vie.

D’annoncer qu’il transférera dans cette fiducie précisément 99% de ses actions constitue également un geste de marketing.

Deuxièmement, cette philanthropie extrême participe d’une privatisation du collectif. Historiquement, nos sociétés politiques ont mis en place des institutions et des programmes publics s’appuyant sur deux principes (notamment): le devoir collectif de venir en aide aux plus fragiles de notre société et l’universalité de leur application. Or, en léguant aux organismes de la société civile le devoir de subvenir aux besoins d’aide, on sape allègrement dans ces deux principes, car on accorde à ces organisations et, surtout, à ces grandes fondations le pouvoir de déterminer quelles causes doivent être priorisées. La décision collective et démocratique est complètement évacuée du processus et nous devrions tout simplement remercier ces grands nababs de leur générosité sans questionner leurs choix. D’autant que nombre de gouvernements néoconservateurs, choisissant sciemment cette privatisation douce des services publics, sollicitent les organismes communautaires et caritatifs afin de prendre le relais d’un État qu’ils ont ratatiné. À preuve, le ministre des Finances du Québec, Carlos Leitão, avait soulevé un tollé il y a quelques semaines en affirmant que les organismes communautaires pouvaient «livrer des services sociaux», sous prétexte qu’ils le font à moindre coût (ce qui reste à être démontré et qu’il y a lieu de croire que l’épreuve des faits lui donnerait tort, puisque son «analyse» ne tient pas compte des économies d’échelle possibles par l’action gouvernementale).

La décision collective et démocratique est complètement évacuée du processus et nous devrions tout simplement remercier ces grands nababs de leur générosité sans questionner leurs choix.

Troisièmement, et c’est probablement l’élément le plus problématique et inquiétant, ces fiducies privées cautionnent l’arbitraire de la bonté. Ces richissimes milliardaires décident quelles causes, quels organismes et quelles transformations sociales ils souhaitent voir se concrétiser. Ces femmes (rarement) et ces hommes (généralement) utilisent donc leur pouvoir économique démesuré – il s’agit ici de possesseurs de fortunes à hauteur de plusieurs dizaines de milliards de dollars – pour déterminer ce qu’ils désirent promouvoir comme cause. En quoi un jeune étudiant de Harvard aurait-il les compétences à identifier les causes bonnes pour l’humanité? Soyons justes: a priori, ce que cible Zuckerberg semble répondre aux défis les plus importants de notre réalité. Mais qu’en serait-il s’il décidait d’appuyer le lobby du port d’armes, l’opposition à l’avortement ou la légitimation des colonies israéliennes? Son geste s’inscrit dans une mouvance, une mode, des très riches, lancée par deux des hommes les plus riches de la planète, Warren Buffet et Bill Gates, qui ont appelé leurs congénères à léguer une grande partie de leur fortune à des causes humanitaires. Nous assistons à ce que le magazine The Economist appelle le «philanthrocapitalisme», c’est-à-dire l’application des règles de fonctionnement du capitalisme à la philanthropie et le détournement de la bonté vers des intérêts privés.

On retrouve cet arbitraire à tous les niveaux, y compris dans le quotidien. Par exemple, j’ai tendance à donner différemment à des personnes itinérantes selon ce qui m’est sensible.

Dans cette perspective, l’arbitraire de la bonté prend tout son sens: les intérêts privés dictent ce qui doit être sauvé. On retrouve cet arbitraire à tous les niveaux, y compris dans le quotidien. Par exemple, j’ai tendance à donner différemment à des personnes itinérantes selon ce qui m’est sensible. Je serai davantage porté à donner quelques sous à une femme âgée ou à un jeune homme qui joue de la musique qu’à un homme dans la fleur de l’âge en santé. Complètement irrationnel et injuste. Mais ma décision individuelle a un impact beaucoup moindre que celle de Zuckerberg, Buffet ou Gates, qui, eux, sont littéralement en mesure de changer le monde.

Leur grande fortune leur confère un pouvoir arbitraire immense, ce qu’aurait fustigé le «fondateur» du libéralisme économique, Adam Smith. Celui-ci combattait, justement, l’arbitraire des puissants – à la fois celui des rois, comme celui des riches marchands. La collusion des pouvoirs économiques et politiques était pour lui une peste. Bien qu’il affirme que le rôle de l’État est d’abord et avant tout de protéger les droits de propriété, il affirme aussi qu’il doit protéger la population contre les pouvoirs économiques démesurés, notamment ce qu’on appelle aujourd’hui les lobbys, comme on l’a mentionné plus tôt. En ce sens, Smith s’opposait fermement au fait qu’à son époque, une «petite noblesse» des riches utilisait l’État «pour défendre les riches contre les pauvres, ou bien ceux qui ont quelques propriétés contre ceux qui n’en ont point». [3] La libéralisation qu’il souhaitait était précisément celle de la majorité de la population par rapport au pouvoir des très riches.

Le triomphe de la philanthropie des très riches constitue une menace à l’idéal démocratique.

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Pour aller plus loin

La journaliste Linda McQuaig et le juriste Neil Brooks ont publié Les Milliardaires: Comment les ultra-riches nuisent à l’économie (LUX Éditeur, Montréal, 2013). Une enquête journalistique remarquable qui actualise les mises en garde d’Adam Smith.
Citation choisie: «Le pouvoir qu’ont les milliardaires de mettre en péril le bien commun devient d’autant plus menaçant que la capacité de destruction humaine prend actuellement une ampleur inouïe.» (p.234)

[1] Voir, notamment:
Sophie Rahal, «Mark Zuckerberg cède 99% de ses actions Facebook: un geste généreux, vraiment?», entretien avec le philosophe québécois Patrick Turmel, Télérama, 5 décembre 2012 http://www.telerama.fr/medias/mark-zuckerberg-cede-99-de-ses-actions-facebook-un-geste-genereux-vraiment,135181.php

Pierre-Yves Néron, «La fausse bonne nouvelle de Mark Zuckerberg», Libération, 4 décembre 2015 http://www.liberation.fr/debats/2015/12/04/la-fausse-bonne-nouvelle-de-mark-zuckerberg_1418326

«Non, la paternité n’a pas rendu Zuckerberg complètement philantrope», Courrier international, 2 décembre 2015 http://www.courrierinternational.com/article/facebook-non-la-paternite-na-pas-rendu-zuckerberg-completement-philantrope

John Cassidy, «Mark Zuckerberg and the Rise of Philanthrocapitalism», The New Yorker, 2 décembre 2015 http://www.newyorker.com/news/john-cassidy/mark-zuckerberg-and-the-rise-of-philanthrocapitalism

[2] Brigitte Alepin, Bill Gates, pay your fair share of taxes… like we do! How low taxes for large corporations and the superrich have contributed to the world’s financial crisis, Toronto, James Lorimer & Company, 2012, ch. 5.

[3] Adam Smith (1776), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Flammarion, 1991, t.2, liv.V, ch..I, p.337.