Mais que fait-on de la langue quotidienne des gens? Comment fait-on pour contrôler l’emploi de bon matin dans la vie de tous les jours? Comment fait-on pour empêcher Justine de souhaiter bon matin à son barista lorsqu’elle va acheter son café?

Prenons l’exemple de l’expression bon matin, qui en fait râler plus d’un (en effet, on dirait que pour plusieurs, se faire souhaiter « Bon matin! » est aussi grave que de se faire dire « Va chier! »). Comment fait-on pour que cette expression arrête d’être employée? Beaucoup parlent d’interdiction. Oui, d’accord. On peut interdire l’expression dans certains milieux. Par exemple, on peut l’interdire dans les médias ou dans les institutions scolaires, bref, dans les milieux où la langue est contrôlée. Mais que fait-on de la langue quotidienne des gens? Comment fait-on pour contrôler l’emploi de bon matin dans la vie de tous les jours? Comment fait-on pour empêcher Justine de souhaiter bon matin à son barista lorsqu’elle va acheter son café? On pourrait peut-être mettre un dispositif électronique, une puce sous-cutanée munie d’un détecteur de bon matin. Chaque fois que Justine utilise cette expression, elle a un petit choc électrique. Ou encore, elle perd des points, sur ce qui pourrait être un permis de parole, ou quelque chose du genre. Et après avoir perdu tant de points, Justine doit payer l’amende ou faire des travaux communautaires. Le Big brother linguistique. Je vois se dessiner un beau scénario de film de science fiction…

D’autres parlent de bannissement. Je l’entends très souvent, celle-là. « On devrait bannir tel mot! » Bannir un mot. J’aime bien l’image, mais je n’ai pas encore réussi à en comprendre le processus. Comment fait-on pour bannir un mot? Dit-on « Toi! Bon matin! Tu es banni! » Y a-t-il une cérémonie? Et que se passe-t-il lorsque le mot est banni? On n’est plus capable de le dire? Lorsque Justine voudra dire bon matin, elle ne réussira qu’à dire « bohdgshfhdjfs »? Et une fois que les mots sont bannis, où vont-ils? Peuvent-ils revenir?

Il m’arrive de m’imaginer une taverne clandestine, glauque et lugubre, sans fenêtre, où seraient réunis tous les mots bannis. Ils vont là pour boire leur désespoir. Et les gens qui ont la chance (ou le malheur, selon l’optique) de se trouver dans cette taverne peuvent utiliser tous les mots bannis comme ils le souhaitent.

Je m’amuse un peu. C’est pour illustrer par l’absurde que le raisonnement ne marche pas. En langue, on peut relativement facilement faire des ajouts, mais c’est beaucoup plus difficile de faire des retraits volontaires. Habituellement, lorsqu’une forme disparaît, c’est soit que la réalité à laquelle elle fait référence a elle-même disparu (on n’entend plus beaucoup parler du vocabulaire du maréchal ferrant, n’est-ce pas?), soit qu’elle a été remplacée par une autre forme, jugée meilleure par les locuteurs. On remarque que j’ai dit les locuteurs, et non les autorités linguistiques. Parce qu’en bout de ligne, ce sont les locuteurs qui décident si une forme prendra racine dans la langue, qu’elle ait été recommandée ou non par les autorités. Et quand je dis meilleure, je veux dire plusieurs choses. Parfois, la nouvelle forme est plus économique, parfois, elle permet une meilleure image, et parfois, elle est simplement plus à la mode. Témoin le mot français grenon, outrageusement et inutilement remplacé par l’italianisme moustache au XVIe siècle.

En langue, on peut relativement facilement faire des ajouts, mais c’est beaucoup plus difficile de faire des retraits volontaires.

La puissance des autorités linguistique n’est pas une toute-puissance. L’OQLF peut contrôler la terminologie utilisée dans les documents officiels, et même dans les publicités. C’est de cette manière que la terminologie anglaise pré-loi 101 a été remplacée dans plusieurs sphères de la vie publique. L’Office condamne même bel et bien l’expression bon matin (qui, soit dit en passant, et peu importe ce qu’en pensent les bien-pensants, n’est pas un calque de l’anglais; si c’en était un, je mange une pomme en serait un aussi!). Mais il ne peut faire rien d’autre que la condamner. Il n’a aucun pouvoir sur la langue quotidienne des gens. Les gens pourraient parler klingon dans leur quotidien que l’État n’aurait rien à dire. Et c’est très bien comme ça! J’aimerais bien voir une société qui oserait tenter de contrôler la manière dont je parle dans mon salon!

Même l’école a un pouvoir limité (je parle évidemment ici de l’école moderne, pas de celle qui enseignait les règles à coupes de règle (en bois) sur les doigts, ça, c’est une autre histoire). C’est en effet l’instruction qui permet de maîtriser le registre soigné, ce registre qui a une valeur méliorative dans la société. Et l’utilisation régulière du registre soigné influence le registre familier (la langue quotidienne). C’est pour cela qu’on note habituellement une variation linguistique selon le degré de scolarité. Mais ce n’est pas parce que Xavier a fait 10 ans d’université qu’il s’empêchera de souhaiter « Bon matin! » à son voisin!

Pourquoi l’expression bon matin serait-elle une plus grande entorse aux règles que l’expression au niveau de? Y a-t-il une hiérarchie des règles?

Rien n’est absolu. À preuve, l’expression au niveau de, dans le sens de « sur le plan de, quant à » est officiellement condamnée. Même chose pour suite à et problématique, employé comme synonyme de problème. Qui sait cela? Peut-on utiliser le subjonctif avec après que? Certaines grammaires disent non, catégoriquement, alors que d’autres commencent à montrer une certaine tolérance. Qui connaît tout cela, vraiment, à part les profs de français? Qui s’en préoccupe? Pourquoi l’expression bon matin serait-elle une plus grande entorse aux règles que l’expression au niveau de? Y a-t-il une hiérarchie des règles? Et si oui, qui décide de cette hiérarchie?

Il y a bel et bien une hiérarchie des règles, et elle varie selon la maîtrise qu’ont les gens de celles-ci. En plus, chaque personne a son dada, son expression qu’elle n’aime pas, qui l’agace. Pour l’une, c’est bon matin, pour l’autre, c’est ça l’a. Mon amie Sarah n’aime pas le mot bedaine. Moi, j’ai beaucoup de difficultés à tolérer épicurien.

On ne peut pas imposer sa vision de la langue aux autres. Aujourd’hui, dans le débat sur le franglais ou sur la simple « qualité » du français québécois, deux visions s’opposent, et l’une ne semble pas vouloir reconnaître la légitimité, voire l’existence de l’autre. Elle devrait pourtant se méfier, car à force d’à force, l’autre vision devient de plus en plus puissante, et risque de bannir la première à la taverne des idées immobiles.