J’en ai profité pour le rencontrer quelques heures avant son allocution au salon de son hôtel du centre-ville, dans un entretien d’une heure durant lequel l’ancien correspondant du New York Times est revenu sur les grands enjeux qui touchent non seulement son pays, mais l’ensemble de l’Occident : la montée de l’extrême-droite populiste, le renforcement des politiques sécuritaires dans la foulée des attentats terroristes de Paris, la décrépitude du système politique américain gangrené par le corporatisme d’État et la crise que traverse aujourd’hui la classe moyenne américaine. Une classe moyenne longuement dépeinte dans les récents essais de Hedges (Days of Destruction, Days of Revolt, 2012), dont les perspectives d’avenir semblent s’amenuiser et qui est de plus en plus réceptive, en Europe comme en Amérique, aux discours des démagogues de la trempe de Donald Trump ou Marine Le Pen.

Le parcours de Chris Hedges est celui d’un intellectuel atypique, mais surtout, d’un libre penseur qui pose un regard sévère, sans concession sur son pays et l’élite qui le dirige. Diplômé en lettres anglaises et détenteur d’un diplôme en théologie de l’université Harvard (il est d’ailleurs ministre du culte presbytérien), Hedges a écrit dans les colonnes de nombreux journaux, dont le Dallas Morning News et le New York Times, pour le compte duquel il a été correspondant à l’étranger pendant près de quinze ans, notamment en tant que chef de bureau au Proche-Orient et comme reporter de guerre dans les Balkans. En 2002, il remportait aux côtés de collègues journalistes le prestigieux prix Pulitzer pour une série d’articles consacrés à la montée du terrorisme. Son opposition à l’invasion américaine de l’Irak lui vaudra de très nombreuses critiques et mènera à son départ du New York Times, qui s’est alors dans un geste exceptionnel publiquement distancié des positions de son journaliste. Depuis, Hedges est collaborateur pour le site alternatif Truthdig où il commente l’actualité en ligne, en plus d’avoir publié ces dernières années de nombreux essais très remarqués, dont Empire of Illusion (2009) et Death of the Liberal Class (2010), parus en français chez Lux.


PLB: La population québécoise et canadienne sera certainement à l’affût des résultats de la prochaine élection présidentielle américaine, qui aura lieu en novembre 2016. Ces derniers mois, le sénateur du Vermont Bernie Sanders a attiré l’attention du grand public et des médias d’information, réussissant à réunir des milliers de partisans à chacun de ses rassemblements et suscitant un réel intérêt chez la base militante. Quelles sont vos impressions sur Sanders? Pourquoi, selon vous, a-t-il atteint une si grande popularité et représente-t-il réellement un espoir de changement pour le parti démocrate?

CH: La popularité de Sanders est en partie nourrie par le fait qu’il a reconnu la dureté des conditions de vie dans lesquelles beaucoup d’Américains vivent, ce que d’autres politiciens ne veulent toujours pas reconnaître. Il a dénoncé l’assaut mené par l’État corporatiste (corporate state) contre les pauvres et la classe ouvrière et ceci est nouveau; Hilary Clinton ne fait qu’écho à ce langage.

PLB : Parce qu’elle n’a pas le choix?

CH : Exactement. Il lui fournit, essentiellement, ses éléments de discours. Le problème avec Bernie Sanders, c’est qu’il est, en premier lieu, impérialiste. Il supporte le projet impérialiste des États-Unis et en particulier, le projet impérialiste de l’État d’Israël contre les Palestiniens. Il a appuyé la presque totalité des lois accordant du financement à la National Security Agency (NSA) [dont les activités d’écoute ont été mises au jour par Edward Snowden] et aux autres agences de sécurité qui mènent de nombreuses opérations de surveillance. Il a appuyé la majorité des résolutions pro-israéliennes qui ont été mises de l’avant au Sénat, notamment il y a un an et demi lorsqu’Israël bombardait Gaza, provoquant la mort de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants. Il a alors voté, aux côtés de tous les autres sénateurs, une motion qui réaffirmait le droit d’Israël à se défendre.

Sanders a depuis longtemps entretenu une grande proximité avec le Parti démocrate. Il a fait campagne pour Bill Clinton en 1992 et 1996, il a fait campagne pour Kerry en 2004 et a appelé au retrait de Ralph Nader de la course, qui tentait alors de bâtir un mouvement autour d’une troisième voie politique. Il a déjà affirmé qu’il supporterait le prochain candidat démocrate en 2016, candidat qui ne sera fort probablement pas lui. Notre seul espoir est de détruire le Parti démocrate, qui est aussi corporatiste que ne l’est le Parti républicain. La principale différence réside dans la guerre « culturelle » qui existe entre les deux formations et non pas dans leur organisation, ni dans leur vision impérialiste ou corporatiste de l’État. Ce que beaucoup d’entre nous – ou du moins ceux qui sont critiques de Sanders – craignent, c’est qu’il fasse campagne pour le prochain candidat démocrate, qui sera selon toute vraisemblance Hilary Clinton, et qu’il investisse l’énergie et les millions qu’il a engrangés dans ce trou noir qu’est devenu le Parti démocrate.

Notre seul espoir est de détruire le Parti démocrate, qui est aussi corporatiste que ne l’est le Parti républicain.

PLB : Au final, il va lui conférer un verni de gauche?

CH : Bien sûr. Sanders a un verni de gauche au même titre qu’Obama ou Trudeau. Il se proclame lui-même « démocrate-socialiste », mais on ne peut être socialiste si on n’est pas d’abord anti-impérialiste et antimilitariste. Lorsque les ressources de votre État vont prioritairement vers l’armée et la sécurité intérieure, elles ne contribuent pas à créer des emplois, à bâtir un système de santé universel ou à rendre l’éducation accessible. Des politiques que les socialistes supportent et qui incluent également la nationalisation des grandes institutions bancaires. Je crois que plusieurs personnes sont captivées par la rhétorique de Sanders parce qu’il pose un regard juste sur notre réalité économique, mais en concourant en tant que démocrate, il contribue à maintenir en place la façade de nos institutions démocratiques et l’illusion que les partis sont encore des véhicules utiles, capables de porter une vraie réforme.

Je crois que mon animosité envers Sanders vient surtout du fait qu’ayant été proche de Ralph Nader, dont j’ai été rédacteur de discours, je l’ai vu bloquer nos efforts pour construire une troisième voie politique. Cela faisait partie sans doute de l’accord qu’il avait avec les démocrates du Vermont, qui ne lui ont pas opposé d’adversaire sérieux. Il est considéré comme un senior au sein des caucus démocrates; il est virtuellement un démocrate. En retour, il a fait tous les efforts nécessaires afin de détruire les mouvements politiques qui, sur le terrain, tentaient de bâtir cette troisième voie. Il a réussi.

PLB : Et si nous nous tournions du côté de Donald Trump. Sa campagne a atteint des sommets de démagogie, ses récents propos sur les musulmans sont tout simplement incroyables. Et pourtant, continue de trôner dans les sondages alors que la campagne de son principal rival, Jeb Bush, n’a quant à elle jamais décollé. Aura-t-on droit à un duel Trump-Clinton en 2016? Est-ce le scénario le plus envisageable dans les circonstances?

CH : Je crois qu’il est encore trop tôt pour dire si Trump sera le candidat officiel, mais le simple fait qu’il puisse l’être est un problème. Or, Donald Trump lui-même n’est pas le problème. Il ne fait que répondre aux sentiments d’une classe ouvrière blanche qui exprime une colère légitime envers une élite libérale autoproclamée, incarnée par des figures comme les Clinton ou Barack Obama, qui ont adopté le discours empathique de la gauche, mais qui ont servi par la suite le pouvoir corporatiste. Ces électeurs ont raison d’affirmer que c’est de l’hypocrisie!

C’est Bill Clinton qui a détruit le système de sécurité social (welfare system) américain dans les années 90, alors que 70% des bénéficiaires de ce système étaient des enfants. C’est Clinton qui a fait exploser la population carcérale du pays en modifiant les lois anti-drogue et en injectant des sommes colossales dans le complexe industriel carcéral américain [ndlr : dans son ouvrage Wages of Rebellion, Hedges consacre un chapitre entier au système carcéral américain, soulignant l’explosion des dépenses consacrées à la construction de nouveaux établissements pénitenciers : de 1982 à 2001, ces dépenses sont passées, en dollars constants, de 15G$ à 53,5G$. Dans le projet de loi omnibus sur le crime adopté sous la présidence de Bill Clinton, près de 10G$ étaient consacrés à la construction de nouvelles prisons. C’est Bill Clinton qui a fait adopter l’Accord de libre-échange nord-américain, qui est la plus grande trahison de la classe ouvrière américaine depuis le Labor Management Relations Act [ndlr : voté sous Truman et restreignant les activités et les pouvoirs des syndicats aux États-Unis] de 1947. Et maintenant, nous avons le Partenariat transpacifique (PTP) qui est enfoncé dans la gorge des Américains par l’administration Obama. Trudeau aussi y contribue : si le Canada signe cet accord, il est possible que votre système de santé soit détruit.

En clair, les deux partis, tant républicain que démocrate, servent le pouvoir financier et impérialiste. Il n’y a aucune différence entre les deux formations sur les enjeux sécuritaires, concernant l’utilisation des drones ou l’expansion de la guerre, pas plus que sur les assassinats ciblés ou encore sur la mise en place d’un système de surveillance massive des citoyens américains. Aucun des deux grands partis n’a tenté de mettre au pas Wall Street.

Tout est aujourd’hui dicté par des enjeux émotifs : l’avortement, le port des armes à feu, l’homosexualité, etc. Vous avez d’un côté les démocrates qui font la promotion d’une certaine diversité culturelle et de l’autre, les républicains qui utilisent cette carte contre leurs adversaires. Il s’agit d’une dynamique pernicieuse pour les deux partis. Pour les démocrates, la défense des droits des minorités ou encore la promotion du féminisme n’a jamais été un moyen de donner plus de pouvoir aux opprimés. Au contraire, la situation actuelle des afro-Américains sous Obama, par exemple, ne s’est pas améliorée. Il s’agissait plutôt pour eux d’intégrer une infime proportion de ces minorités au sein de l’élite et cela a abouti, par exemple, avec l’élection d’Obama, que Cornell West a d’ailleurs décrit comme un « maître noir » (black master) au service de Wall Street.

On se retrouve également avec une personne comme Hilary Clinton dont la candidature soulève l’enjeu « féministe » de l’élection d’une première femme à la Maison blanche. Le danger dans tout cela, c’est que cette population blanche déclassée dont nous parlions et à laquelle s’adresse Trump non seulement se retourne contre l’élite libérale, mais qu’elle se retourne également contre les valeurs libérales elles-mêmes. Même si, dans les faits, cette élite n’a pas aidé de façon significative les afro-Américains, les latinos ou toute autre minorité, des démagogues comme Trump – ou l’ensemble de l’establishment républicain – convainquent leurs électeurs qu’ils ont été mis à l’écart par ces minorités. Ce que nous voyons présentement, c’est l’adoption de discours homophobes et racistes par une population blanche frustrée et déclassée, comme un moyen d’attaquer un libéralisme défaillant qui serait responsable de leurs malheurs. C’est le jeu dans lequel Trump a décidé de s’engager. Si Trump ne l’avait pas fait, ç’aurait été quelqu’un d’autre et s’il échoue, un autre démagogue sortira du lot pour prendre sa place.

Ce que nous voyons présentement, c’est l’adoption de discours homophobes et racistes par une population blanche frustrée et déclassée, comme un moyen d’attaquer un libéralisme défaillant qui serait responsable de leurs malheurs.

PLB : C’est ce que vous écriviez dans un papier intitulé « The Age of the Demagogues » : Trump n’est que le résultat d’années de discours exacerbés et diffusés par des médias de droite comme Fox News. Trump ne fait aujourd’hui que profiter de ce travail de désinformation.

CH : Vous avez raison. Il ne fait que répondre à cette situation, de la même façon que j’ai vu, en tant que correspondant dans les Balkans, des leaders nationalistes comme Slobodan Milocevic ou Alija Izetbegovic (président de Bosnie Herzégovine de 1990 à 1996), répondre aux craintes de leur population. L’historien Fritz Stern, dans son excellent livre The Politics of Cultural Despair (1963) à propos de la montée du nazisme en Allemagne, affirmait qu’il y avait un désire pour le fascisme avant même que le mot et le concept de fascisme ne soit inventé. Je crois que c’est juste.

Ce à quoi nous assistons, la désintégration de la société américaine – même s’il s’agit d’un phénomène global qui se reflète ailleurs dans le monde, notamment avec la montée de Marine Le Pen en France – est causé par le néolibéralisme. Un nombre de plus en plus important de personnes sont laissées en marge de la société, tels des détritus humains et cela a nourri, notamment, la montée de l’État islamique.

Deuxième partie de l’entrevue : la situation politique française au lendemain des attentats de Paris et la question de l’extrémisme religieux.