Cet article est d’abord paru dans la version anglophone de Ricochet.
Note de la rédaction :
Ce rapport d’enquête réalisé par Ricochet dévoile les antécédents douteux d’une députée libérale avec les populations inuites du sud du Labrador. Il s’agit de l’aboutissement de plusieurs semaines d’entrevues et de recherches dans des archives papier et de plusieurs journaux locaux.
C’est pendant le débat électoral du 5 octobre dernier à Corner Brook, une ville située sur la côte ouest de Terre-Neuve, que la feuille de route troublante d’une candidate libérale en matière de droits des autochtones a refait surface.
Gudrid « Gudie » Hutchings a remporté son siège dans la circonscription Long Range Mountains, un bastion libéral bien connu. Toutefois, on doute de plus en plus de la capacité de la députée à assumer son rôle dans le caucus libéral, en raison de gestes qu’elle aurait posés en 1996, alors que des membres de la communauté autochtone manifestaient leur mécontentement à proximité de la rivière Eagle, dans le sud du Labrador. Près de 50 individus ont été arrêtés peu après ces manifestations, la plupart d’entre eux appartenant à la communauté inuite du Labrador.
Pendant la saison estivale de 1996, quelques centaines d’individus ont contesté le projet de l’entreprise KGY Group Inc., qui voulait ériger un pavillon de pêche sur les réserves inuites du sud du Labrador. L’Association de la communauté métisse du Labrador – devenu le Conseil communautaire de NunatuKavut – avait entamé des revendications territoriales avec le Canada l’année précédente, pour cette région de l’Est canadien.
Pendant le débat du 5 octobre, Hutchings a fait certaines déclarations controversées sur la vague de protestations de 1996, révélant au passage qu’on avait tiré sur elle et qu’un avion avait été mis en danger. Ricochet a appris qu’il n’existe aucune preuve justifiant les allégations de la nouvelle députée. Mentionnons aussi que la Gendarmerie royale du Canada s’est excusée des commentaires faits par un policier qui était sur les lieux à l’époque : il laissait entendre qu’un coup de feu avait détonné.
Dans une entrevue accordée par Hutchings à Ricochet, la députée libérale n’a pas été en mesure de fournir de preuves concernant l’agression présumée, qui aurait été commise par des résidents de la région. Elle a laissé entendre que ses souvenirs des événements n’étaient peut-être pas fiables.
Des aînés de la communauté et un ancien chef inuit du sud du Labrador avancent que les déclarations de Hutchings sont fausses et qu’elles participent à la campagne de salissage qui ternit la réputation des populations autochtones du sud du Labrador. D’autres chefs des communautés autochtones locales ainsi qu’un des membres de l’association libérale de la région ont demandé au Premier ministre Justin Trudeau d’agir en demandant des comptes à Hutchings pour les gestes qu’elle aurait posés à l’époque. Jim Learning, un aîné de la réserve NunatuKavut, a révélé à Ricochet que Hutchings faisait « tout en son pouvoir pour défaire les Inuits du sud du Labrador » à l’époque des protestations.
Le 7 octobre dernier, M. Trudeau a envoyé une lettre à Todd Russell, le président de NunatuKavut et ancien député libéral, dans laquelle il réaffirmait l’engagement inflexible d’un gouvernement libéral, qui accepterait les revendications territoriales de NunatuKavut et présenterait cette question à la table de négociations dans les plus brefs délais. Dans une déclaration écrite, Russell affirme être persuadé que le Parti libéral (PLC) respectera son engagement. De son côté, le PLC n’a pas répondu à nos demandes de commenter cette affaire.
Un moment décisif
Dans les années 1990, les Inuits du sud du Labrador (qu’on appelle aussi les Inuit-Métis) ont ignoré à maintes reprises les règlements imposés par le ministère des Pêches et des Océans sur la pêche au saumon et à la truite dans les eaux de la région. C’est avec beaucoup d’audace qu’ils ont risqué de se faire appréhender par les autorités en revendiquant le droit des autochtones de recueillir la nourriture disponible sur leurs terres ancestrales.
À la suite d’une série de poursuites intentées contre les pêcheurs du sud du Labrador entre 1993 et 1995, c’est l’arrestation de l’aînée Violet Brown, en mai 1996, à Paradise River, qui a été la goutte de trop. Il s’agissait d’une dame qui pêchait depuis toujours dans la rivière Eagle pour nourrir sa famille.
Alors qu’il devenait de plus en plus difficile pour les Inuits du sud du Labrador de profiter des aliments de leur terre, ils ont remarqué qu’un nombre grandissant d’étrangers fortunés venait passer du temps dans leur région pour expérimenter la pêche au saumon sur la rivière Eagle, une activité de renommée mondiale. Les soupçons de plusieurs quant aux procédures légales qui semblaient favoriser les intérêts de certaines personnes ont empiré quand l’identité du procureur de la Couronne poursuivant Brown et d’autres membres de la communauté autochtone a été révélée. Ce n’était nul autre que Joseph Hutchings, le mari de Gudie Hutchings à l’époque.
Les négociations entre le gouvernement provincial, l’entreprise KGY Group et l’Association de la communauté métisse du Labrador ont lamentablement échoué. L’Association réclamait une enquête sur la décision de la province de délivrer un permis pour un nouveau camp de pêche sur la rivière Eagle destiné à des non-résidents. L’Association avançait que si un intérêt personnel grugeait le nombre de permis disponible pour la pêche au saumon, il faudrait que ce service soit géré par des résidents autochtones.
Russell, le président de l’Association, a prévenu le gouvernement provincial que « tant et aussi longtemps que la province ne revenait pas sur sa décision concernant les politiques d’octroi de permis afin qu’elles correspondent aux droits à la terre et aux ressources des Métis, on pouvait raisonnablement s’attendre à un conflit. »
Le jour suivant, Yvonne Jones, qui était à l’époque députée indépendante à la Chambre d’Assemblée pour la circonscription de Cartwright – L’Anse au Clair et membre de la nation inuite du sud du Labrador, s’est tenue debout devant l’Assemblée législative provinciale et a dit à l’administration de Brian Tobin qu’à la lumière des événements : « l’Association de la communauté métisse du Labrador et les résidents de ma circonscription ont du mal à croire que c’est une coïncidence et pensent plutôt que c’est délibéré. »
« Les personnes dans ma circonscription ont le sentiment que cette affaire est injustifiée et malveillante et qu’elle vise à nier les droits de pêche des Métis du Labrador tout en donnant un accès lucratif aux rivières de pêche sportive à des personnes qu’ils qualifient d’amis du gouvernement. » Elle a conclu sa longue allocution en évoquant l’avertissement fait par Russell, à savoir que « dans les jours à venir, vous serez témoin de plus de protestations entourant cet enjeu, au moins jusqu’à ce qu’on arrive à faire quelque chose pour le bénéfice et l’égalité de tous les partis impliqués. »
Le comble de l’affaire
Durant l’été, encore plus d’Inuits du sud du Labrador ayant participé à l’organisation des protestations ont été arrêtés. Le 13 septembre, l’entreprise KGY Group, en ignorant la volonté des populations autochtones de la région, a commencé à envoyer des matériaux au pavillon Rifflin » Hitch, un site éloigné situé sur la rivière Eagle.
John Martin, un résident de Cartwright qui participait à la coordination des manifestations, se rappelle le début des travaux du pavillon comme « la goutte de trop qui fait déborder le vase », qui « a rassemblé les gens comme je n’ai jamais vu auparavant et comme je n’ai plus jamais revu. Enfin, les Labradoriens se tiennent debout pour dénoncer la façon dont nous a traité le gouvernement au fil du temps. »
Pendant environ neuf jours, des centaines de résidents de Cartwright et des communautés avoisinantes ont employé des méthodes non violentes de résistance dans la baie Sandwich pour empêcher un véhicule d’approvisionnement et un hélicoptère de livrer des matériaux sur le site de construction.
À l’aide de petites embarcations de pêche, ils ont créé un barrage pour empêcher le bateau appartenant à KGY Group de transporter des matériaux dans la région de Paradise River, où ils devaient être acheminés par pont aérien jusqu’au lieu du futur pavillon. Mais à Cartwright, se rappelle Learning, les gens prenaient des tours pour assurer une présence continue, le jour comme la nuit. Ils entouraient l’hélicoptère, qui devait assurer la livraison des marchandises, en se tenant par la main.
Selon Learning, « les protestations contre l’empiétement territorial de l’entreprise KGY Group ont probablement été la première chose qui nous a permis d’adresser la question des droits des autochtones. Ça a été un moment décisif de notre histoire ».
La vague de protestations, pourtant décrites par les médias de l’époque et par les personnes interrogées pour les besoins de cette enquête comme étant pacifiques, a quand même engendré l’implication de la Gendarmerie royale du Canada. Les forces de l’ordre fédérales ont appelé des renforts des autres régions de la province et ont envoyé une cinquantaine de policiers sur le terrain pour contrôler une zone où il n’y a qu’un seul bateau en temps normal.
Pendant ce temps, la Garde côtière canadienne a déployé un bateau de recherche et de sauvetage pour disperser les résidents qui avaient envahi la rivière pour bloquer Beothuk Venture, un bateau ravitailleur baptisé ainsi à la mémoire des peuples autochtones de Terre-Neuve décimés par des colons européens…
En cinq jours, l’opération conjointe de la Gendarmerie royale et de la Garde côtière a permis l’arrestation d’au moins 47 résidents impliqués dans les manifestations, incluant des jeunes. Les individus arrêtés ont pour la plupart été accusés de méfaits. Selon un rapport publié dans le Evening Telegram, Russell a décrié l’opération, accusant les autorités « d’agir comme un service privé de sécurité pour résoudre des problèmes de logistique qui devraient revenir à un entrepreneur privé ».
Dans la même semaine, en répondant à une question de Terry Cormier, un candidat de Long Range Mountains du Parti vert, la députée Hutchings a affirmé « qu’on avait tiré sur elle, qu’un avion avait été menacé et qu’une femme avait été battue ».
En se souvenant des événements dramatiques survenus pendant les manifestations, qui avaient interféré avec la présence de ses activités commerciales sur les terres autochtones, Hultchings a aussi avancé que des résidents mécontents « avaient effectivement enfreint la loi » et que plus de « 60 accusations avaient été déposées », mais que « toutes les accusations avaient été suspendues pour des raisons politiques ».
« Personne n’a eu le courage de maintenir les accusations », a-t-elle rajouté.
En juin 1999, la Couronne a inscrit un arrêt des procédures pour toutes les accusations portées contre les membres de la Nation métisse du Labrador lors des protestations de la rivière Eagle.
Martin et son jeune fils, qui étaient à la chasse à l’orignal le jour de l’incident, ont tous les deux été interrogés à propos du présumé coup de feu.
« La Gendarmerie royale du Canada y est allée un peu fort, en insinuant que j’étais celui qui avait tiré sur l’hélicoptère. Mais je n’étais même pas en ville ce jour-là et j’avais tout le nécessaire pour le prouver. J’ai été blanchi. », se rappelle-t-il. « Après leur avoir offert de passer un polygraphe, je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. »
Kirby Lethbridge, ancien chef inuit du sud du Labrador, se rappelle que la Gendarmerie royale faisait du porte-à-porte pour dire aux gens qu’ils étaient à deux doigts de procéder à une arrestation, par rapport au coup de feu qui avait supposément atteint un hélicoptère.
Lethbridge croit que l’incident présumé a ouvert la voie aux policiers pour cibler les personnes de la communauté inuite du sud du Labrador qu’ils pensaient à l’origine des manifestations. « L’objectif était de casser l’influence de certaines personnes, dont je faisais partie. », dit-il.
« Ils ont fabriqué ce dont ils avaient besoin pour parvenir à leurs fins coloniales. »
Selon Learning, les résidents ont manifesté leur détermination avec pacifisme et ténacité au fil des protestations. Mais l’intervention de la Gendarmerie royale du Canada et de la Garde côtière a freiné leurs ardeurs et a permis à l’entreprise de Hutchings de transporter les matériaux jusqu’au site de construction.
Dans les médias, Russell a proclamé victoire pour l’Association de la communauté métisse du Labrador, en affirmant qu’ils avaient « réussi un K.O. technique en première ronde » et qu’ils entameraient la seconde sous peu.
« Le message est clair », continue-t-il. « Le Labrador appartient aux Labradoriens, et non pas aux amis des grands noms de St-John ou de Corner Brook. »
Au mois de mai de l’année suivante, la Gendarmerie a offert des excuses formelles aux Inuits du sud du Labrador pour les commentaires faits par l’inspecteur John Henderson pendant la vague de protestations, qui laissaient entendre qu’un coup de feu avait été tiré sur un hélicoptère.
Dans une lettre rédigée par le commissaire de la Gendarmerie royale Phil Murray, on peut lire que : « Les déclarations attribuées au policier chargé de cette région du Labrador sont allées bien au-delà de qui est approprié. Je suis désolé de tout contretemps occasionné à l’Association de la communauté métisse du Labrador par ces commentaires. »