Vendredi le 13, quand je suis rentrée chez moi après une journée éprouvante, j’ai vu son statut : « Coline H. – effrayée : At home. » Je ne passais qu’en vitesse faire mon sac pour le chalet. Plusieurs minutes se sont écoulées avant que mon esprit ne se raccroche à la radio en bruit de fond, alors que je courrais d’une pièce à l’autre pour rassembler vêtements, médicaments, bouffe et jeux de société. J’ai écrit à ma famille pour m’assurer qu’ils étaient tous encore du nombre avant de claquer la porte et d’être coupée d’internet pour la fin de semaine. J’ai même ressenti une certaine culpabilité de ne pas m’inquiéter davantage et de sur-rationnaliser les probabilités que ces huit personnes-là aient été touchées dans une ville de 12 millions d’habitants.
Lundi le 15, à mon retour, Coline avait changé sa photo de profil pour un carré noir. Je suis allée aux nouvelles, préoccupée. Elle m’a répondu : « Ben c’est bizarre. Moi j’ai arrêté d’écouter la radio et lire les infos. Corentin et ma mère sont au contraire très connectés, postent des trucs sur FB, s’informent, allument des bougies, se recueillent. Moi j’étais déjà avant une angoissée des attentats, j’ai souvent fait des cauchemars d’être visée par un terroriste dans un bus ou un métro. Ce week-end j’avais pas mal peur dès que j’étais dans la rue. Là ça va mieux. Je n’en suis pas du tout au stade « combattons le terrorisme en profitant de la vie », c’est clair. Quand je rentre chez moi, je passe devant le bar et les restos touchés et il y a toujours du monde plein de fleurs et des bougies. Ces deux lieux où on sortait sont devenus des mausolées, difficile de ne pas avoir les larmes aux yeux en passant devant. »
Coline habite le 10e et fréquentait le Petit Cambodge, de même que le Carillon. Son copain a publié ces photos sur Facebook :
Comme l’a bien exprimé ma collègue Eve-Lyne Couturier dans un billet publié au lendemain des attentats, on ne se sent pas plus concerné-e-s parce qu’on est tous de sales racistes petits-bourgeois, mais parce que ce sont des gens qu’on connaît, des sols que l’on a foulés. Je suis même probablement passée devant le Petit Cambodge la dernière fois que je suis allée chez Coline, en janvier. C’est sur le chemin à partir du métro République.
Oui, l’Occident est sous le choc. On n’est plus habitués de voir les nôtres mourir bêtement, de se faire rappeler que notre vie ne tient qu’à un fil, que tout cet énervement – ces préoccupations au sujet de l’amende de stationnement de 52$ qu’on aurait pu éviter ou de la fois où on a posé une question bête dans un colloque – que tout ça, tout ça c’est pourquoi déjà? Bien sûr, il y a nos voisins du sud qui se fusillent de temps en temps – assez souvent d’ailleurs – mais on les prend un peu pour une sous-culture, on se dit « ils vont bien finir par réglementer la possession d’armes, ces idiots » et tant qu’ils ne le font pas, ça reste un peu de leur faute et on déborde pas d’empathie.
Mais mourir gratuitement, comme ça, sans même avoir fait quoi que ce soit de dangereux, même pas en train de texter au volant ou de fumer pour se venger de sa mère morte du cancer des poumons… Non, rien, juste en train de boire un verre, connement. Peut-être même pas en train de profiter de la vie non plus, juste en train de raconter une histoire plate sur une terrasse à quelqu’un qui s’en fout, un jour où il fait moche.
Et ça, ça n’a pas de sens. On cherche frénétiquement à faire sens, en analysant la conjoncture socio-politique, les rapports entre la France et le monde arabe, son passé colonial, ses relations économiques avec l’Arabie Saoudite ou le Qatar, l’exclusion sociale que certains groupes d’immigrés vivent dans les banlieues de Paris, etc. On peut bien sûr penser à tout ça. On peut aussi calculer les risques de mourir dans un attentat à Paris par rapport à celui d’avoir un accident de voiture. Mais la peur est encore là. Le vertige de la mort, qu’on arrive généralement assez bien à noyer dans nos activités quotidiennes, il est bien là, il nous fait coucou ; on dirait qu’il s’est invité à la table.
Quand j’ai compris ce que ça voulait dire, la mort, son aspect définitif et irréversible, je devais avoir environ cinq ans. J’ai pleuré toute la nuit. J’avais peur de mourir.
Aujourd’hui j’ai encore peur de mourir. Je mets un casque de vélo et j’utilise du shampoing bio. Et chose certaine, si on avait fusillé tout le monde sur la rue St-Denis, je ne mourrais pas d’envie d’aller m’y asseoir (ne serait-ce que parce qu’il fait un peu froid). Et je me fous de savoir si c’est jouer le jeu des terroristes. Je ne suis pas sûre qu’ils mesurent le nombre de personnes réellement terrorisées avant de remettre ça. En ce sens, je questionne l’utilité politique du mouvement « Tous en terrasse! » Psychologiquement, je comprends qu’on ne puisse rester là à rien faire, les bras ballants. Mais quand t’es prêt à te faire sauter dans la vie, ou du moins ce qu’il en reste, je ne crois pas que tu te laisses intimider par une terrasse pleine.
Au fond, ce n’est pas que par rapport à « eux », mais aussi par rapport à nous-mêmes. Comment est-ce qu’on gère notre rapport à la mort? Est-ce qu’on y fait réellement face quand on la regarde droit dans les yeux, sur une terrasse? Ou est-ce qu’on fait juste nos fiers à bras, en essayant surtout de convaincre les autres qu’il y aura encore du sens si on saute, demain, emporté par un conflit qui nous dépassait largement et auquel finalement, on n’a jamais explicitement accepté de participer.