D’un côté, on a un élan spontané de solidarité, un deuil qui souhaite être vécu avec le plus de personnes en même temps. D’autres reprochent que cet élan soit bien sélectif. Le silence sur Beyrouth. Le silence sur la Palestine. Le silence sur le Nigéria. L’hypothèse spontanée qu’on nous sert, c’est qu’une vie blanche vaut plus. Comme l’homme a longtemps été le générique de l’humain, l’Occident serait le générique de l’humanité.
Et si c’était autre chose? D’abord, on va se le dire, il y a des personnes racistes pour qui la réflexion n’est pas allée plus loin. Pour qui les morts parisiennes sont l’œuvre de l’Autre qu’elles ont toujours regardé avec suspicion. Mais, on va aussi se le dire, la boule que plusieurs ont dans le ventre face aux attentats de Paris s’explique aussi par d’autres facteurs.
D’une part, c’est sûr que la mort de mon père m’affectera plus que la mort du père d’un ami, et que la mort du père d’un ami risque de m’affecter plus que celle du père d’un inconnu. Et on peut continuer comme ça longtemps, pour en arriver à Paris. Nous sommes plusieurs à connaître des personnes qui étaient dans la Ville lumière, des ami·e·s, des membres de nos familles, des connaissances croisées ici ou là. Je ne suis certainement pas la seule à avoir le cœur qui s’est serré en espérant, bien égoïstement, que les miens seraient épargnés. De la mort. Et du deuil. Dans mon cas, ce fut un échec : le deuil est bel est bien entré dans ma vie, si ce n’est que par procuration.
Plus encore, c’est une ville que j’ai fréquentée à plus d’une reprise, et j’aurais très bien pu être au concert. C’était quand même le groupe d’un musicien que je connais, respecte et apprécie. Faque ça aurait pu être moi, mais pas parce que blanc, bourgeois, francophone. Ça aurait pu être moi parce que j’aurais pu, ou des ami·e·s très proches auraient très bien pu, y être. Pour vrai. Pas juste dans le fantasme de « personne qui me ressemble en culture » (bien que si on s’intéresse aux mêmes choses, c’est qu’on se ressemble à certains égards).
Sauf que ça ne s’arrête pas là. Il y a aussi le fait que ce qui s’est passé est exceptionnel. Rappelez-vous l’Ukraine. Rappelez-vous comment on en parlait sans cesse quand les factions ont commencé à s’affronter. Puis, plus rien. Ou alors Israël. S’il est vrai que pour certain·e·s, les morts juives comptent plus que les autres, il n’en demeure pas moins qu’il y a un déficit d’émotions collectives quand on parle du conflit israélo-palestinien. Il faut le début d’un nouvel affrontement « sans précédent » pour qu’on se rassemble. Et c’est ce qui se passe avec Paris. Le privilège de ne pas craindre pour sa vie est en train de devenir de plus en plus rare, et pour chaque endroit qui passe dans le camp de la peur, c’est un peu plus du rêve d’une sécurité globale qui disparaît. Ce serait une excellente raison de se replier sur soi, nous dit-on. Créer des oasis de paix, surveillées et bien gardées, et laisser les autres s’entretuer. Maintenir l’illusion coûte que coûte, à condition que ce soit nous qui vivions dans l’illusion. Mais, dans tous les cas, qu’on souhaite étendre ou réduire l’illusion, de la voir être grugée perturbe.
Cependant, quand j’ai su pour les fusillades, les bombes et la prise d’otages, il y avait autre chose que seulement les morts qui me préoccupait. Lors de tels événements, le journalisme prend une pause pour faire place à au récit et à la spéculation. Non-stop. Pendant plusieurs jours, les nouvelles arriveront au compte-goutte, mais nous serons alimentés en temps réel et en boucle, sans arrêt, avec en prime des analyses bidon de personnes qui ne prennent aucun recul qui nous gratifieront de leurs commentaires à l’emporte-pièce en faisant des liens douteux. En prime, la Terre va arrêter de tourner, ou alors tournera uniquement en lien avec Paris, parce que c’est ce que le public « veut » et fuck tout le reste. Sur les réseaux sociaux, on tente parfois de compenser, mais c’est trop souvent précédé ou suivi par un commentaire culpabilisateur visant ceux et celles qui se disent touché·e·s par les attentats français. Étrangement, ces personnes qui ne se gênent pas pour rappeler Beyrouth n’en avaient pas plus parlé quand ça venait d’arriver. S’il est légitime de placer ce qui s’est passé vendredi dans un contexte plus large, il l’est un peu moins de refuser l’émotion des uns à cause de la réalité des autres.
Et ce n’est que le début. En plus du journalisme, il y a tous les commentateurs et commentatrices qui vivent du clic et du scandale et qui salivent à l’idée que ces morts pourront être instrumentalisées pendant des semaines, mois et années. Ça commence déjà. Et c’est insupportable. On vous l’avait bien dit! Idiots utiles! Les nuances, c’est pour les faibles. On peut déjà prévoir un point « attentats de Paris » à l’image du point Godwin. Nouvelle mosquée? Arrivée de réfugié·e·s? Métro en retard? Rappelez-vous Paris! Gageons aussi que nos partys/réunions de familles verseront dans le désagréable profond, avec tout ce qu’il y a de vaguement raciste qui se sentira légitimé, qui verra là la preuve de ses préjugés. J’ai soudainement moins hâte à Noël.
Et au-delà de ma frustration toute personnelle, il va y avoir les caves profonds qui vont faire plus que polluer leurs familles et ami·e·s, et qui vont carrément agir. Les politicien·ne·s qui, larmes devant la caméra et sourire complice dans l’intimité, vont prendre le prétexte pour être plus strict·e·s envers les réfugiés/migrants/personnes d’ailleurs, pour engager plus de ressources dans des guerres qu’on a inventées. Les racistes de tout acabit qui vont agresser les gens dans la rue pour ce dont ils ont l’air. Les manifestations populaires de repli sur soi, mais « ensemble, faque on est plus fort, right? » Les frontières qu’on va fermer parce que l’horreur, c’est leur culture, pas la nôtre. Jamais la nôtre.
Alors, oui, Paris me touche plus que Beyrouth. Oui, parce que ça aurait pu être une personne que j’aime et que ce furent des personnes que des ami·e·s à moi aimaient. Mais une fois cette émotion spontanée dépassée, il y a tout le reste. La boule dans mon estomac n’est pas restée parce qu’une mort blanche est une mort de trop et qu’une mort brune n’est qu’une mort de plus. Plutôt parce que c’est le début de quelque chose qui me fait peur et m’angoisse. Parce que tout le reste sera bien pire. Ce ne sera pas la continuation de l’horreur (ce qui est déjà assez épouvantable), ce sera plus d’horreur ici et plus d’horreur là-bas. Et plus d’horreur là-bas, justifié par tout ce qui est laid ici.
Je ne suis pas Paris, je ne suis pas la France, pas plus que la semaine dernière du moins. Je ne suis pas Beyrouth et pas non plus la Syrie, même si pas un jour ne passe sans que je pense à leur réalité. Par contre, je suis cette humanité à laquelle je crois encore naïvement et qu’on tue en refusant de se voir dans ce que vivent les autres, en refusant l’existence de tout ce qui ne confirme pas nos préjugés, en choisissant de crier plutôt que de prendre le temps d’écouter, en acceptant que les bombes puissent être justifiées par les profits. Et notre confort.