Malgré l’inévitable constat du cynisme et du désengagement politique d’une vaste proportion de citoyen-ne-s aux États-Unis comme ailleurs, force est de constater que l’États-Unien moyen participe massivement à la vie politique de son pays, à plusieurs niveaux. Les organismes communautaires et caritatifs connaissent une vitalité qui ne s’étiole pas, les « town meetings » débordent et on ne compte plus le nombre de consultations référendaires dans la plupart des états, année après année.
La vie politique états-unienne, que ce soit au sein des instances politiques proprement dites ou au cœur des communautés, est probablement plus vivante que jamais, stimulée notamment par l’accès aux moyens de communication de plus en plus démocratisés. Cependant, elle se heurte rapidement à un plafond du pouvoir à peu près infranchissable. Au-delà, s’agglutinent une petite élite économico-politique de puissants ploutocrates qui solidifient sans cesse ce plafond à coup de milliards de dollars circulant dans leurs puissants réseaux d’influence. Un plafond infranchissable pour la vaste majorité du peuple.
Cette ploutocratie mine de l’intérieur les institutions démocratiques qui le sont de moins en moins – ou, en fait, qui ressemblent maintenant à celles de la démocratie originelle, l’Athénienne, qui n’étaient accessibles qu’à une toute petite élite. Le plafond du pouvoir nourrit, à raison, le cynisme et le désabusement de la population.
Or, Bernie Sanders a justement défoncé ce plafond du pouvoir. Bien sûr, il n’est pas le premier venu, il fait partie de la classe des privilégiés. En revanche, il ne possède pas de fortune personnelle, contrairement à la plupart des femmes et des hommes aspirant aux plus hautes fonctions politiques états-uniennes. Surtout, il ne dispose pas d’un vaste réseau de richissimes entreprises ou milliardaires disposés à financer à coup de centaines de milliers de dollars sa campagne électorale, contrairement à son adversaire Hilary Clinton. Il a réussi à financer son trésor de guerre grâce au financement populaire, à des millions de petits dons de particuliers et a même refusé un don de la part d’un jeune entrepreneur véreux, Martin Shkreli.
Les rassemblements monstres qu’il réussit à mobiliser, doublés de ce financement populaire, ont fait en sorte qu’il tient tête à la puissante Hilary Clinton. L’élégance dont il fait preuve à cet égard, son engagement désintéressé de toute recherche du pouvoir pour le pouvoir et ses critiques vitrioliques envers la ploutocratie séduisent. À juste titre, on se réjouit d’entendre ce discours à contre-courant, de voir cet homme qui n’a rien à perdre attaquer les grandes corporations et les milliardaires.
Le cas Sanders est digne d’intérêt, car il inspire. Mais qu’inspire-t-il? À mon sens, il redonne confiance en la possibilité d’investir les institutions politiques traditionnelles. Nombre de nos concitoyens sont désabusés du système politique dans lequel nous évoluons et préfèrent ne pas y contribuer – en faisant sciemment le choix, notamment, de ne pas voter aux élections. Chaque campagne électorale, comme celle que nous venons de vivre, remet au goût du jour ce « boycott » d’un système qu’on ne désire pas alimenter. Pourtant, quiconque s’est un peu frotté à la politique active a pu constater que la vaste majorité des candidates et candidats à une élection le font par conviction profonde et sont motivé-e-s par l’engagement.
La gangrène de notre système politique réside dans ce plafond du pouvoir. L’élu-e lambda constate rapidement que cette élite ploutocratique possède le véritable pouvoir, auquel elle ou il n’aura jamais accès.
Mais Sanders permet de rêver d’autres possibles. Son action montre qu’on peut créer des interstices, comme l’a expliqué le sociologue Erik Olin Wright dans son ouvrage Envisionning Real Utopias. Des craquelures à l’intérieur du système de pouvoir qui permettront de le transformer. L’hégémonie des détenteurs du pouvoir économique sur l’appareil d’État peut être – et doit être – fissuré de l’intérieur. La montée en popularité de Sanders démontre que cela s’avère possible, même dans le pays aux mœurs politiques les plus tordues.
Est-ce que je rêve benoîtement d’un renouvellement d’une démocratie libérale exsangue et dépassée? Peut-être. Mais en attendant le Grand Soir, il peut être souhaitable de nourrir notre foi en l’investissement des structures de pouvoir existantes. Ne serait-ce que pour permettre de fissurer l’édifice.