Il est interdit de montrer le visage du Prophète. Il est interdit de rire du Prophète. Il est interdit d’insulter ou de traiter avec irrespect le Prophète.

Les noms d’oiseaux sont proscrits.

Il faut respecter les règles du jeu. Le Prophète est généreux.

Ce Prophète ne livre pas la parole de Dieu. Le Grand Esprit dont il nous parle est plutôt moderne, mais tout aussi omniprésent qu’une divinité. Il est entre toi et moi, entre nous. En toute inégalité, il prend la forme de l’argent, de l’État, de la marchandise ou du travail.

Dans le ciel étoilé de la démocratie, nous sommes pourtant tous parfaitement égaux… Chacun a droit à son opinion. On peut y dire ce que l’on veut. La liberté y est sacrée. Tous citoyens; tous libres; tous Charlie. La société libérale repose sur cette grande illusion : l’égalité de la parole. Comme si les idées et les mots existaient en dehors des rapports de forces et de classe qui caractérisent notre société. Comme s’il y avait réellement un débat « entre nous » ― entre PKP et nous ― entre le premier ministre et nous ― entre les chroniqueurs de Québecor et nous ― entre les politiciens et nous. Ce débat démocratique n’est pas une réalité. Il était, et précisément, un projet. Un projet qui voulait libérer l’information et la parole, opposer la raison à la superstition et faire de chacun un citoyen libre et rationnel.

Il n’a jamais vu le jour…

Plus que jamais, l’information est contrôlée et monopolisée, les mensonges sont soutenus par des appareils de propagandes excessivement vigoureux et la « raison » est asservie à la puissance. L’inachèvement de ce projet démocratique est en fait devenu une armure des plus efficaces protégeant les privilèges. La hiérarchie et l’irraison sont restées, mais de manière non officielle, comme enrobées de cet échec historique transfiguré en victoire. Illuminés par cette théologie démocratique, les haut-parleurs du Prince exigent désormais le « respect », et toute parole méprisant ces bonnes manières petites-bourgeoises se retrouve à la marge.

Plus que jamais, l’information est contrôlée et monopolisée, les mensonges sont soutenus par des appareils de propagandes excessivement vigoureux et la « raison » est asservie à la puissance.

Les amis du Prophète veulent la guerre? Ils veulent poursuivre l’occupation de la Palestine, envahir l’Irak et bombarder l’Afghanistan? Discutons-en.

Les amis du Prophète veulent un accroissement de la productivité? Contourner les lois environnementales, exploiter les gaz de schiste et déverser 8 milliards de litres de merde dans le fleuve? C’est une opinion qui se respecte.

Les amis du Prophète ont gagné les élections? Ils censurent la science, refusent d’enquêter sur la mort de centaines de femmes autochtones et instrumentalisent systématiquement la peur de l’Autre? Soyons rationnels et parlons-en.

Au Québec comme ailleurs, la bataille des mots favorise largement les classes dominantes et ses valets plus ou moins serviles. La magie de la démocratie est puissante. Elle rend égales ce qui ne l’est pas. Ce faisant, elle favorise les privilégiés, qui auront toujours le dernier mot, voire la possibilité de tailler en pièces leurs adversaires ― qui sont par ailleurs le plus souvent imaginaires. « Ne sois pas fâché, dit le lion au mouton. Nous faisons tous partie de la même famille, nous sommes pris dans la même galère. Respectons-nous ».
C’est cette magie qui réexpédie systématiquement les accusations de « racisme » et de « xénophobie » à ceux qui les formulent. C’est elle qui transforme l’Agente 728 en victime et les milliers d’étudiants matraqués en agresseurs. C’est elle qui permet à Richard Martineau de dénoncer la « culture de l’insulte » et aux policiers de la SQ accusés d’abus systématiques et de viols d’exiger des excuses…

Quiconque désire critiquer la violence extrême de ces propos devra pourtant le faire dans le « respect » ― histoire d’« élever le débat », comme ils disent. Exit les « crosseurs », les « violeurs », les « racistes », les « menteurs », les « dindons nerveux », les « jambons », les « chroniqueurs serviles » et les « osties » de tout acabit. Que leurs propos soient porteurs de guerres, de haine et de destruction importe peu. Pour être entendue, la critique doit être inoffensive et soluble dans le mensonge généralisé. Elle doit habiller ses lèvres d’un veston et se nouer une cravate autour de la langue.

Il nous faut nous réapproprier ― exproprier ― les mots. Surtout ceux qui choquent, surtout ceux qui vont « trop loin ».

Les amis du Prophète revendiquent le respect tout en méprisant ceux qui les critiquent. Ils se présentent en victimes de la pensée dominante alors qu’ils en sont les haut-parleurs. Il nous faut nous réapproprier ― exproprier ― les mots. Surtout ceux qui choquent, surtout ceux qui vont « trop loin ». Ils sont une tentative de dénoncer ce monde à l’envers. Une tentative de sauver un peu de dignité en souriant à celui qui veut nous la voler.

Le jour où nous n’aurons plus de mots pour exprimer notre colère et notre souffrance, il ne nous restera que les actes de la colère et de la souffrance. Si les amis du Prophète veulent savoir réellement ce qu’est un « manque de respect », qu’ils continuent en ce sens…

P.-S. : Les médias arrivent-ils encore à offrir un espace discordant pour briser les chaînes du discours hégémonique? Nous espérons souvent les VOIR (désolé du mauvais jeu de mots) comme des lieux de critique et de liberté. Entre une annonce de char et une autre annonce de char, il reste un peu d’espace, non? Il suffit pourtant d’une refonte, d’une volonté de mieux se fondre dans les aléas du marché, pour VOIR (nous saurons nous débarrasser de ce tic, ne vous en faites pas) une parole qui refuse la cage du spectacle se faire fermer la porte au nez sans qu’une explication sérieuse ne soit donnée.. Aurait fallu être plus gentil? Probablement…