Moi aussi je pleure souvent dans mes cours de yoga. Mais tout doucement, sans faire de bruit. J’aurais aimé le lui dire. Mais c’est comme ça, il faut faire semblant. Que tout va bien, qu’on n’est pas en train de collectivement péter les plombs. Qu’on n’a pas déjà atteint les limites du « toujours-plus ». Mais en cette journée mondiale de la santé mentale, va-t-on encore regarder ailleurs?
Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval rapportent que les diagnostics de dépression ont été multipliés par sept entre 1979 et 1996. Ils lient directement ce phénomène à la montée du néolibéralisme qui, bien plus qu’une idéologie ou une politique économique, est désormais la nouvelle forme de notre existence. Et dans cette forme qui laisse la belle place à l’entreprise privée, comme seule source de richesse et de croissance, les individus eux-mêmes sont appelés à agir comme des entreprises.
Travailler pour vivre (et non le contraire)
Au travail, on nous presse déjà jusqu’à la pelure par toutes sortes de contraintes à la performance : mise en concurrence des employé-e-s, menace du chômage et de la précarité, individualisation des objectifs et évaluations répétées des résultats. Mais l’idéal n’est-il pas que l’on se pousse soi-même à performer, sans surveillance, parce que l’on compte « s’accomplir » au travail, « se réaliser », « devenir quelqu’un »? Oublie-t-on, finalement, que l’on travaille pour quelqu’un d’autre? Que c’est l’entreprise qui a besoin de nous pour maximiser ses profits et non le contraire?
Cette pression à la performance au travail n’est cependant pas l’apanage du privé. Sous le néolibéralisme, l’État et ses programmes sont gérés à la façon d’une entreprise. Une infirmière en arrêt de travail me confiait que les médecins ne savaient pas si elle était réellement en dépression ou si elle vivait « simplement » un trouble de l’adaptation suite aux dernières réformes (néo)libérales dans son milieu de travail.
En effet, elle était anciennement attitrée à la section de l’hôpital dite « de jour », où les patient.e.s ne sont pas gardé.e.s mais où ils et elles viennent pour se faire évaluer et traiter. Cette section a été fermée trois jours par semaine afin de financer l’ouverture d’une clinique externe dite « de troisième ligne », avec des médecins hyper spécialisés, où l’infirmière a alors été transférée.
Dans cette clinique, on ne fait que des évaluations et des recommandations de soins, sans qu’aucun suivi ne soit effectué. Le personnel médical n’a donc aucune façon de savoir si les recommandations ont été exécutées et après combien de temps d’attente. En effet, en étant transféré de l’hôpital de jour à la clinique externe, l’argent a été entièrement concentré dans l’évaluation, au détriment des soins. Ceci permet aux médecins de voir un nombre beaucoup plus élevé de patient.e.s, gonflant ainsi leurs statistiques. Ce faisant, les hôpitaux anticipent que leur budgétisation passe d’un financement « historique » à un financement « à l’activité », comme promit par le bon docteur Barrette. L’argent ira donc au plus « actif » et ce sera à qui gagne la course aux chiffres.
Les trois médecins et l’ergothérapeute qui travaillaient avec l’infirmière sont tous partis travailler ailleurs. De son côté, elle n’a pas « su » s’adapter. Mais comment accepter un tel glissement de sens dans nos services publics, qui ne servent plus à « prendre soin », mais seulement à « produire du mesurable ». Doit-on s’adapter à l’inacceptable?
Et non seulement doit-on être productif, jusqu’à l’effondrement, au travail, au public comme au privé, mais on est également poussés à le faire dans les autres sphères de nos vies. Du sport de compétition à la sexualité, le sujet néolibéral est celui de la performance. Dardot et Laval dénoncent la montée de tout un discours « psy » qui favorise l’« éclosion de l’homme-acteur de sa vie », celui qui commence par s’aider lui-même, qui se « prend en main » et apprend à se modifier par un travail sur lui-même. Cependant, cette idéologie du self help vient éroder le lien social, alors que ceux et celles qui ont réussi ont le sentiment de ne rien devoir à personne. Les autres, incapables d’atteindre la norme sociale de bonheur, sont stigmatisé.e.s. Ils et elles n’ont pas réussi à « s’adapter ». Et, sans penser que ce sera bientôt notre tour, on regarde ailleurs et, « inspire », on déplie les jambes, « expire », shavasana, la posture du cadavre.
En espérant que cette Journée mondiale de la santé mentale soit l’occasion de méditer sur les limites que nous désirons poser au toujours-plus de nous-même.
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