Depuis 2010, à la suite de la suppression du formulaire long de recensement, il n’est plus possible pour les chercheurs de travailler à partir de données sérieuses. La plupart du temps, ces données sont insuffisantes ou n’existent tout simplement plus.
Ce problème dépasse de loin les seules activités scientifiques. Le gouvernement lui-même ne peut élaborer les politiques publiques à l’aveugle. Pour des problématiques aussi complexes que la pauvreté ou le chômage, il doit construire des programmes sur la base de sources fiables. Les rares données disponibles s’avèrent maintenant biaisées en raison d’une foule de facteurs, problèmes que nous pouvions contrôler autrefois. La recherche des faits devient un véritable parcours d’obstacles et lorsqu’elle se poursuit malgré tout, l’impact final sur les décisions du gouvernement représente à peine une chiquenaude.
Partout au pays, le savoir est menacé et la démocratie avec lui. Rappelons que pas moins de seize bibliothèques scientifiques, comme celles du ministère des Pêches et des Océans, ou encore les bibliothèques de Ressources humaines et Développement des compétences (RHDCC), qui possédaient la plus grande collection d’ouvrages sur les sciences sociales au Canada, ont été fermées par le gouvernement au cours des dernières années. Combien de personnes vivent aujourd’hui sous le seuil de la pauvreté? Impossible de le calculer avec exactitude, car nous avons appauvri nos connaissances sur la pauvreté. Même la force des recours juridiques pour avoir accès à l’information s’épuise devant l’obstination des autorités publiques.
Difficile de dire ce que nous voulons quand nous ne pouvons même plus savoir qui nous sommes. Il devient alors commode de modeler le pays, sa population et sa volonté par les simples subterfuges du pouvoir. En bref, l’attaque faite contre le savoir annonce à plus ou moins brève échéance une élimination pure et simple de tout ce qui constitue un obstacle à la bonne marche du commerce ou aux caprices idéologiques des élites politiques et économiques.
Un gouvernement jouit d’une vaste latitude pour régir à sa guise les affaires de l’État s’il nous masque ce que nous devons savoir pour agir. L’ignorance sciemment entretenue au mieux favorise la léthargie citoyenne et au pire entraine les individus et leurs votes vers des mirages au détriment de la réalité. La tragicomédie médiatico-politique actuelle au sujet du niqab n’est qu’un des épisodes, si affligeant soit-il, de cette longue liste de chimères qui nous distraient des enjeux cruciaux de notre époque, comme la crise environnementale, les attaques incessantes contre les organisations syndicales, l’écart grandissant entre les riches et les pauvres, le musèlement des groupes d’opposition ou de défense des droits, en plus du démantèlement des services publics associés à la recherche et à la culture.
Plus que des élections
Les prochaines élections, à supposer qu’elles changent le visage du pouvoir à Ottawa, ne suffiront pas à résoudre le problème. Ce qui se passe en ce moment est un jeu qui se joue à plusieurs. La démocratie n’est pas seulement mise à mal par les politiciens, mais aussi et cela est tout aussi grave, par la société civile lorsqu’elle se contente d’assister passivement à ces dérives démocratiques.
La culture peut jouer ici un rôle important. Il s’agit d’élever ensemble nos esprits au-delà des stratégies politiques et populistes. Il s’agit de refuser un gavage médiatique qui n’a plus rien à voir avec l’information. Il s’agit d’aiguiser notre appétit pour la critique, le discernement et la nuance. Il s’agit de penser pour agir ensemble. Il s’agit de demander aux artistes, aux écrivaines et aux écrivains, à l’ensemble des personnes impliquées dans notre vie intellectuelle, de nous aider à redresser le cap avant que notre société ne s’échoue sur les plages de notre impotence politique. À quoi bon toute la beauté du monde si elle ne nous édifie pas? Pourquoi écrire, si cela n’engage pas notre responsabilité?
Dans quelle situation sommes-nous aujourd’hui? Nous savons ce qu’un gouvernement peut faire pour déprécier la science et la culture. Nous savons qu’au final cela signifie mépriser l’opinion publique. Pas de débat, pas de pensée commune sans une réelle connaissance des faits. Toutefois, un tel jeu se joue à plusieurs. Lorsque les artistes et les intellectuels fuient l’espace public par crainte de déplaire, lorsque des centaines de journalistes concentrent leur tir sur la question du niqab ou lorsque des milliers et des milliers de citoyennes et de citoyens bornent leur analyse des enjeux électoraux aux seuls débats des chefs, où le théâtre des tempéraments l’emporte facilement sur les idées, alors nous sommes complices d’une dégradation massive de notre démocratie. Nous devenons les acolytes d’une vaste entreprise de dépossession d’un pouvoir politique essentiel : le savoir. Notre identité sociale évolue en toute docilité vers la paralysie et nous forgeons nous-mêmes les fers de notre ignorance collective. Privés d’éclaircissements d’un côté, et abrutis par nos propres soins de l’autre, nous réagissons au spectacle des politiciens comme le public va au cirque, en applaudissant aux acrobaties des uns et en huant les pirouettes des autres.
Si la démocratie reposait uniquement sur l’équité de la procédure, nous pourrions très bien tout décider à pile ou face. Or, une telle chose nous semble impossible. Pourquoi? Parce que nous avons à cœur l’idée selon laquelle un choix aussi important que celui proposé lors d’une élection implique un jugement, et donc sur certaines conditions intellectuelles préalables à notre démocratie. Pour certains, il suffit d’exigences très modestes. Pour d’autres, dont je suis, nous ne pouvons pas trop baisser la barre car ce serait jouer le jeu dangereux de l’arbitraire. Loin d’une société où l’expertise réaffirmerait l’élitisme, il nous faut mobiliser les savoirs afin qu’ils renforcent les pouvoirs du plus grand nombre. Si vraiment le choix démocratique repose sur l’examen des faits et le jugement, alors deux têtes valent mieux qu’une, trois valent mieux que deux et ainsi de suite.
Il n’y a pas d’opposition fondamentale entre activisme et délibération puisque le premier œuvre à la possibilité de la seconde. Dans un contexte profondément inégalitaire comme le nôtre, la démocratie ne saurait se résumer aux élections. L’égalité démocratique implique de lutter pour multiplier les espaces publics consacrés à la discussion et à la réflexion. Pour ce faire, il nous faut élever les débats au-delà des dichotomies artificielles et augmenter les instances de participation afin de rééquilibrer les rapports de pouvoirs. Bref, nous devons rendre intelligible notre démocratie en lui redonnant une intelligence, sans quoi nous continuerons à nous complaire dans le cycle abrutissant du statu quo, régentés par les deux sceptres du populisme : la crédulité et la manipulation.