N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant.
– Simone de Beauvoir

Si vous tentez d’améliorer la performance d’un système de personnes, de machines et de procédures en assignant des objectifs chiffrés aux parties de ce système, le système ruinera vos efforts et vous en paierez le prix là où vous l’attendez le moins. -Myron Tribus

Avant-propos

Les libéraux n’aiment pas les femmes. Voilà une proposition qui fait sourciller. Sur l’échiquier politique nord-américain, ne sont-ce pas plutôt les conservateurs qui remettent en question les droits des femmes? Les « liberals », pour reprendre cette étiquette largement employée dans le monde anglo-saxon, se définissent souvent par opposition à ceux qui se cramponnent à une vision réactionnaire des structures sociales et de la vie politique, où les femmes n’ont qu’un rôle auxiliaire et des possibilités limitées. Les libéraux chérissent au contraire la liberté et l’autonomie des individus, de tous les individus. Ainsi, ils font sans relâche la promotion de l’ambition chez les femmes, ils défendent farouchement l’accès à la contraception et à l’avortement, et encouragent le décloisonnement des représentations traditionnelles de la famille.

Sensible à l’évolution des sociétés, tout bon libéral dénonce haut et fort non seulement les discriminations sexistes, mais aussi l’homophobie, et le racisme, cela va de soi. Il soutient le mariage gai. Il encourage l’adaptation des lois aux réalités des personnes transgenres. En gros, les libéraux suivent la gauche partout où il s’agit d’octroyer des droits, toujours plus de droits, aux individus. Sur le front juridique, ils se font joyeusement les majorettes de toutes les luttes pour la diversité.

On préférera sans doute cette convergence opportune à la haine et l’intolérance de certains discours conservateurs. Il serait d’ailleurs malhonnête de nier que les libéraux ont été des alliés ponctuels, des partisans utiles, au moment où les femmes réclamaient en Amérique du Nord les mêmes droits que leurs concitoyens. Cela ne change cependant rien au fait que le projet politique actuellement mis en oeuvre par les élites libérales constitue un frein brutal à l’atteinte de l’égalité réelle entre les hommes et les femmes. En dépit des nobles principes d’autonomie et de liberté dont ils se réclament, les libéraux ne se soucient pas davantage des femmes que leurs vis-à-vis conservateurs lorsqu’il s’agit d’établir des politiques économiques. Ce sont bien elles, enseignantes, infirmières, éducatrices, fonctionnaires, mères de famille, pauvres ou simples salariées, qui font les frais des restrictions qu’imposent les libéraux. Ceux-ci promeuvent et mettent à exécution, sans le moindre scrupule, des politiques sociales et économiques qui appauvrissent les femmes, minent leur sécurité physique et matérielle et détruisent les conditions de leur autonomie. Bien sûr, ils s’en défendront farouchement, présentant même le féminisme comme l’une de leurs valeurs phares. Cela est vrai, en théorie. Mais là où ça compte, dans les faits, ils s’en lavent les mains.

En dépit des nobles principes d’autonomie et de liberté dont ils se réclament, les libéraux ne se soucient pas davantage des femmes que leurs vis-à-vis conservateurs lorsqu’il s’agit d’établir des politiques économiques.

Le désamour des libéraux n’est ni de la haine ni du mépris, c’est une froide indifférence au sort que réserve l’austérité aux femmes. (…)

Loin des yeux, loin du coeur (p.23-27)

Celles qui perdront leur emploi dans les prochains mois, celles dont les conditions de travail se dégraderont, celles qui s’appauvriront ou celles qui recevront des coups de pied dans les côtes pourront se consoler en disant qu’il ne s’agit là que de « perceptions ». Cela vous choque? Vous avez raison. Pourtant, c’est tout ce que Stéphanie Vallée et Carlos Leitão auront à vous offrir. La philosophie des libéraux est sans équivoque : l’État n’a plus la volonté de veiller à l’émancipation, à l’autonomie et au bien-être des Québécoises, ni à ceux des Québécois, d’ailleurs. Philippe Couillard, de concert avec l’ensemble de l’élite occidentale, a déposé les armes de l’État aux pieds des puissances économiques privées ; ils n’aspirent plus qu’à une gouvernance technocratique et strictement comptable du monde. Si le féminisme trouve encore une place dans ce programme politique, c’est seulement pour rappeler aux Québécoises que « chacun fait sa chance » dans cet univers « neutre » et bêtement mercantile. Dans ce monde, les femmes qui auront des enfants, mais peu de moyens pourront rester à la maison, les enseignantes devront produire de beaux « taux de diplomation » malgré les classes bondées, et les infirmières pourront toujours, en désespoir de cause, épouser des médecins spécialistes, dont les revenus – ô surprise! – connaissent des hausses vertigineuses malgré le régime austéritaire.

La philosophie des libéraux est sans équivoque : l’État n’a plus la volonté de veiller à l’émancipation, à l’autonomie et au bien-être des Québécoises, ni à ceux des Québécois, d’ailleurs.

Pour les libéraux, tout n’est qu’une question de réussite personnelle, de force de caractère, de succès. Pour peu, ils penseraient que même les bébés devraient, tels des self-made men, se faire eux-mêmes. Pas étonnant, dans ce contexte, qu’on assiste à la montée en puissance d’un discours féministe qui prétend pouvoir se passer de tout regard sur les rapports sociaux, les inégalités ou les formes de la solidarité sociale. Le féminisme des libéraux ne serait qu’une affaire de choix personnels et d’atténuation des discriminations individuelles. On fera des lois sur la parité et, pour le reste, les femmes s’émanciperont par magie en répétant des slogans motivateurs, en faisant leur yoga et en organisant des déjeuners-causeries. Cette attitude n’est d’ailleurs pas l’affaire d’un parti politique, mais bien celle d’une classe sociale qui s’applique à masquer la lutte sans merci qu’elle livre à la classe moyenne et aux moins privilégiés.

Au mois de février 2015, quatre femmes d’affaires québécoises étaient invitées sur le plateau de l’émission Tout le monde en parle, à la télévision de ICI Radio-Canada. Elles y parlaient du lancement d’une campagne de promotion de l’ambition professionnelle au féminin. Évidemment, les téléspectateurs ont eu droit à la litanie habituelle des féministes qui s’inscrivent dans le sillage de Monique Jérôme-Forget et de Sheryl Sandberg (1).

Les femmes doivent « prendre leur place » au sein des entreprises. Elles doivent investir les sphères décisionnelles, cesser de douter d’elles-mêmes et de leurs ambitions. Elles doivent croire qu’il est possible de jouir d’une belle vie familiale tout en poursuivant une carrière ambitieuse, et ainsi de suite. Toutes ces choses sont vraies et ne sont pas mauvaises à dire, ni à penser. Après tout, les femmes sont encore sous-représentées dans les postes de direction, minoritaires dans les conseils d’administration et elles ont plus de mal à tirer leur épingle du jeu dans l’univers entrepreneurial. Il est dommage que leurs compétences professionnelles soient fréquemment sous-estimées, dans le milieu des affaires comme dans tous les autres domaines. Il est inacceptable que les femmes ambitieuses soient pénalisées parce qu’elles placent leur famille au centre de leur vie. Il est également déplorable de constater que les filles sont souvent encouragées, dès leur plus jeune âge, à modérer leurs ambitions ou à choisir des avenues professionnelles « sûres », mais avec des horizons plus limités. Cela dit, le motif invoqué pour faire la promotion de l’ambition chez les femmes était
pour le moins curieux. S’il importe que les compétences et les aspirations des femmes soient davantage reconnues, disent les battantes réunies sur le plateau, c’est parce qu’elles recèlent un potentiel de développement économique formidable! Autrement dit, les femmes sont un capital humain sous-exploité par nos grandes organisations économiques.

Il est inacceptable que les femmes ambitieuses soient pénalisées parce qu’elles placent leur famille au centre de leur vie.

Ce discours, tout à fait adapté à l’esprit du régime austéritaire, réduit le féminisme à un moyen pour atteindre des objectifs économiques, idéalement quantifiables. Il pervertit ainsi le postulat fondamental sur lequel repose la pensée féministe. Si les femmes doivent être aussi estimées, considérées et respectées que les hommes – pas seulement en entreprise, mais partout dans la société – ce n’est pas parce qu’il serait « dommage » de ne pas les mettre à contribution pour augmenter le produit intérieur brut (PIB). L’égalité est le moyen d’une valeur inaliénable et inconditionnelle : la liberté. Ce qu’exige le féminisme, ce n’est pas que les femmes soient perçues comme des ressources humaines utiles ou des travailleuses efficaces, mais comme des personnes libres, au même titre que les hommes. Et cette reconnaissance ne se joue pas sur le terrain de la business, mais sur celui du politique. Difficile à concevoir, cependant, pour quiconque n’obéit à rien sauf à la loi du nombre, et croit que pour faire avancer la société dans le bon sens, il suffit d’appliquer les bonnes méthodes gestionnaires.

C’est ainsi que sur le plateau de Guy A. Lepage, Sophie Brochu, présidente et chef de la direction de Gaz Métro, invitait les téléspectateurs à « éviter de se polariser autour de la question de l’austérité ». Toute « féministe » qu’elle soit, elle rappelait qu’il est normal que le gouvernement, en bon père de famille (sic), cherche à équilibrer les finances publiques au moyen d’outils de gestion neutres et efficaces. Elle y est même allée, sans rire, d’une comparaison entre le budget d’un ménage et celui de l’État : si une année on creuse la piscine, on ne peut pas aussi aller à Disneyland. Soyons raisonnables! Quant à l’effet toxique des politiques d’austérité sur les femmes, on présume qu’elle n’y voyait rien de sexiste : les femmes bénéficieront elles aussi de la croissance économique en temps voulu, bien qu’on ne puisse dire quand. Avant de goûter aux fruits de l’austérité, comprend-on, chacun doit d’abord mettre la main à la pâte et faire des sacrifices. Toutefois, nulle part dans sa brève diatribe Sophie Brochu n’effleurait la question cruciale de la répartition de ces sacrifices. Or, pour quiconque se soucie de l’égalité entre les hommes et les femmes, c’est là l’essentiel.

Il est facile de ne pas « se polariser » autour de la question de l’austérité quand on gagne plusieurs centaines de milliers de dollars par année et quand les politiques économiques sont taillées sur mesure pour servir ses intérêts. Sauf que la plupart des gens sont de simples salariés, ils n’ont pas le luxe de pouvoir écoper les compressions budgétaires sans broncher. Qu’est-ce que ces « féministes » que l’austérité n’inquiète pas ont à dire aux mères monoparentales, aux bénéficiaires de l’aide sociale, aux femmes en perte d’autonomie, aux travailleuses communautaires à qui on demande de faire plus avec (ridiculement) moins? Leur suggéreront-elles de laisser leurs emplois disparaître et leurs conditions de travail se détériorer sans dire un mot, même si leur santé physique et psychologique est en jeu? Diront-elles aux femmes qui peineront à joindre les deux bouts de ne pas se laisser abattre et de « poursuivre leurs ambitions »? Ou à celles qui font la queue dans les banques alimentaires de « travailler sur leur confiance en elles » et de se lancer en affaires? Diront-elles aux enseignantes épuisées de faire du yoga, aux infirmières d’ouvrir des cliniques privées et aux éducatrices en centre de la petite enfance (CPE) de se faire engager comme nourrice chez des millionnaires (ou chez elles)? Que peuvent la célébration du moi-entrepreneur, les rêves de grandeur et les slogans jovialistes pour ces femmes qui ne savent plus où aller pour fuir leur mari violent, parce que les refuges qui peuvent les accueillir débordent?

Il est facile de ne pas « se polariser » autour de la question de l’austérité quand on gagne plusieurs centaines de milliers de dollars par année et quand les politiques économiques sont taillées sur mesure pour servir ses intérêts.

Dire aux femmes « d’embrasser leurs ambitions », pour ensuite leur enjoindre de ne pas faire un drame avec l’abolition de leur poste ou des services qu’elles reçoivent confine à l’indécence. Surtout, cela trahit le propos en sous-texte : si l’égalité entre les hommes et les femmes est souhaitable, elle l’est surtout pour celles qui sont déjà suffisamment privilégiées pour atteindre les lieux où se brassent les « vraies affaires ». Les autres n’ont qu’à encaisser leur paye en silence, en étant bien obéissantes, et si par malheur elles n’ont pas de travail, il y aura toujours la charité. Mais surtout, mesdames, « ne vous polarisez pas ». Mangez plutôt de la brioche. Et si votre ambition est d’enseigner ou de soigner, prenez votre mal en patience et ne songez pas à vous défendre! Nous sommes toutes dans la même galère, la majorité qui rame comme la minorité qui dirige, alors ne nous disputons pas.

Dire aux femmes « d’embrasser leurs ambitions », pour ensuite leur enjoindre de ne pas faire un drame avec l’abolition de leur poste ou des services qu’elles reçoivent confine à l’indécence.

Ces féministes à la solde du néolibéralisme font l’aveu pur et simple que l’égalité des sexes ne vaut rien si elle n’est pas rentable. Si l’égalité nous intéresse vraiment, il faut avoir le courage de rejeter les modes d’organisation économique et politique qui désavantagent systématiquement les femmes et qui réduisent l’égalité à un simple droit formel, sans contenu. Quoi que pensent les féministes de l’overclass, leur militantisme ne sert à rien s’il remet sans cesse à plus tard la lutte contre les inégalités sociales et s’il accepte passivement la destruction des institutions sans lesquelles on se saurait former une authentique société. Cette minorité d’ultra-privilégiées peut bien s’afficher tout sourire pour faire la promotion de l’ambition au féminin, et si leurs efforts portent fruit, elles auront sans doute toutes les raisons de se féliciter entre elles de leurs augmentations de salaire et de leurs nominations à des postes prestigieux. Cela dit, même le jour où nous aurons la parité dans tous les conseils d’administration et que les directrices d’entreprise gagneront les mêmes salaires que leurs collègues masculins, nous ne vivrons pas dans un Québec beaucoup plus juste et libre si, en contrepartie, l’écrasante majorité des femmes voient sans cesse leurs conditions de vie se détériorer.

La révolution néolibérale amorcée au Québec, avec l’austérité comme homme de main, entraîne précisément cet effet polarisant. D’un côté, les plus riches s’arrogent toujours plus de privilèges, et les femmes qui font partie de ce groupe restreint en bénéficient elles aussi. Mais à l’opposé, on exige toujours plus de sacrifices de l’immense majorité des femmes qui prodiguent des soins, qui enseignent, qui travaillent pour subsister et affirmer leur autonomie, et on s’apprête à abandonner à leur sort les plus vulnérables. Le discours dominant de l’austérité se scandalise de toutes les institutions sociales qui permettent aux individus d’échapper à la dépendance économique, qui est toujours aussi une dépendance aux chefs d’entreprise : la retraite, la sécurité d’emploi, la reconnaissance de l’autonomie professionnelle, la santé publique, l’éducation gratuite, les garderies. Or, la liberté des femmes doit beaucoup à ces institutions, auxquelles elles tiennent et qu’elles n’abandonneront jamais sans se « se polariser ».

Les libéraux veulent des « battantes ». Ils auront des femmes qui se battent.

(1) Sheryl Sanberg est une femme d’affaires américaine et la directrice des opérations de Facebook. Elle s’est fait connaître du grand public en 2013 avec la publication d’un essai, Lean In, dans lequel elle encourage les femmes à « prendre leur place » dans leur milieu de travail, afin d’en finir une fois pour toutes avec la sous-représentation des femmes dans les postes de direction et les lieux de pouvoir.