Faire du sens, c’est fabriquer le sens, c’est construire le sens – ces trois mots traduisent davantage la construction du sens que l’expression recommandée, « avoir du sens », qui est passive et qui décrit un état de fait. Lorsque je dis qu’un état, qu’un discours font du sens, j’affirme qu’ils construisent du sens, décrivant une dynamique, une évolution dans le temps.
En violant ainsi les règles du bon usage de la langue française, je m’accorde une liberté face à elles, voire j’agis en rebelle. Car si la langue nous dépasse, transcende notre individualité, elle n’existe et n’évolue que par l’usage que chacun d’entre nous en fait. Des mots font leur apparition ou meurent à la fois selon l’usage que nous en faisons et selon le respect des règles édictées par les institutions qui la régissent. La langue est ce qu’appelait Friedrich Hayek, le « grand-père » du néolibéralisme un ordre spontané – c’est-à-dire « le résultat de l’action des hommes, mais non de leur dessein. »
Hayek considérait que la monnaie est également un ordre spontané, au même titre que la langue ou le marché. Individuellement, nous n’avons aucun contrôle sur son fonctionnement. Mais l’usage que nous en faisons quotidiennement pour effectuer chacune de nos transactions économiques fait en sorte que nous permettons au système monétaire d’exister et le faisons évoluer malgré nous. De la même manière que je puis être agacé par des puristes de la langue qui me tapent sur les doigts parce que je dis « cela fait du sens », je peux être irrité par ce système bancaire auquel je n’ai pas le choix de m’assujettir pour fonctionner dans le monde économique.
Pour une foule de raison, des personnes partout sur la planète tournent le dos au système monétaire traditionnel et créent leurs propres monnaies « citoyennes ». On a parlé de l’une d’entre elles il y a quelques semaines, apparue à Carleton-sur-Mer en Gaspésie, le « demi ». Le principe est simple : on coupe en deux des billets de 5, 10 ou 20 $ qui ont la moitié de leur valeur officielle respective et qui sont acceptés par des commerçants décidant de jouer le jeu.
Quel est l’intérêt de créer une telle monnaie?
Il s’agit d’abord et avant tout d’un geste symbolique, d’une réappropriation du contrôle individuel sur ce système monétaire qui nous dépasse et sur lequel nous n’avons à peu près aucune influence. Par l’ampleur des milliards de transactions réalisées tous les jours, l’influence qu’une seule personne peut avoir sur le cours des choses se réduit à zéro. De la même manière, les décisions des grandes institutions financières, privées ou publiques, sont tout autant inaccessibles à notre influence, y compris par le biais des pouvoirs des États.
Créer une monnaie citoyenne ne constitue donc pas tant un geste de résistance – puisque son impact réel sur le système monétaire est nul et que son impact médiatique relève généralement que de l’anecdote « insolite » – qu’une revendication politique à l’échelle communautaire. Cela montre à quel point l’argent est une institution éminemment politique, alors qu’elle se trouve au cœur de l’activité économique.
De fait, comme c’est le cas du « demi » gaspésien, ces monnaies émergent généralement lors d’épisodes de difficultés économiques importantes. Ainsi, au plus fort de la crise en Grèce, des monnaies locales, appelées « soleils », ont été créées dans une trentaine de villes. L’une des instigatrices du mouvement, Anastasia Tsormpatzi, en explique les motivations : « En Grèce, malheureusement, il n’y a plus de travail, plus d’argent et a fortiori plus d’euros. Nous n’accordons plus notre confiance à cette monnaie. Au moins, avec les soleils, on ne peut pas faire de spéculation, pas d’intérêt et pas de fuite dans les paradis fiscaux » (Alexia Kefalas, Survivre à la crise : La méthode grecque, La Martinière, 2013, p. 189). Ces mots expriment clairement que ces gens tournent le dos politiquement aux institutions financières – nommément le FMI et la Banque centrale européenne – à l’origine de la souffrance d’une grande partie du peuple grec.
Parallèlement à ce geste politique, la création de monnaies complémentaires a aussi un effet concrètement économique qui est, en fait, son objectif immédiat : favoriser l’économie locale. Puisque que seuls les commerces de proximité acceptent ces monnaies, les personnes qui décident de les utiliser sont contraintes d’y faire affaire. Ainsi, un des utilisateurs du « demi » relate à La Presse : « Dernièrement, j’ai acheté de l’ail à un maraîcher et j’ai payé une réparation chez le cordonnier avec des demis, dit-il. J’en avais entre les mains, à la suite d’achats faits par des clients. Ça m’a forcé à trouver des marchands locaux qui allaient les accepter. Plutôt que d’acheter à l’épicerie de l’ail venant de la Chine, j’ai acheté de l’ail qui pousse à côté de chez nous. »
Mais favoriser l’économie de proximité constitue également un geste politique. Au-delà du fameux « consommer, c’est voter » de Laure Waridel, ces initiatives permettent de reconstruire le sens politique de notre vie matérielle et économique, qui s’ancre dans une relation humaine, communautaire et sociale.
Acheter de l’ail d’un producteur local est moins banal qu’il n’y paraît : ce geste permet peut-être une prise de conscience, mais aussi, surtout, de tisser des liens de proximité avec nos concitoyens et de nous interroger sur les impacts de nos décisions économiques. De faire du sens politique à partir d’une simple transaction monétaire.