Cette année-là, avec ma mère (mes parents sont séparés), j’avais été cueillir des pommes à Oka. Il y avait dans le verger des échelles pour grimper aux pommiers, je pouvais croquer dans chacun des fruits que je cueillais et nous avions achevé la journée par une bataille alimentée des pommes pourries qui jonchaient le sol en quantité. J’avais tant aimé ma journée que j’avais eu hâte de répéter l’expérience, l’année suivante.
Cette année arriva, et avec elle la crise d’Oka. Nous étions alors en 1990, et j’étais beaucoup trop jeune pour comprendre ce qui se passait. Remarquez, il me semble que vingt-cinq ans plus tard, malgré la perspective, beaucoup de mauvaise foi nous empêche encore de bien saisir ce qui est arrivé, cet été-là. De comprendre, au moins, que la crise n’était pas un événement isolé, amorcé et enterré dans ce seul été.
Au même moment, à des milliers de kilomètres de nous rugissait la guerre du Golfe, mais ce sont les images d’Oka qui m’habitent encore aujourd’hui. Dans mon imaginaire d’enfant, s’il y avait l’armée, c’est qu’il devait y avoir la guerre. Et puis, dans le spectacle médiatique, le choc de l’image prévaut bien souvent sur une compréhension plus profonde des enjeux. Je n’ai pas pu aller cueillir des pommes, l’automne venu. Ma logique collait donc : il y avait la guerre au pays et cette guerre m’empêchait d’aller cueillir des pommes.
Dans les années subséquentes, il arrivait que je reste à St-Constant jusqu’au lundi matin. Un ami de mon père venait alors me reconduire à l’école, à Ahuntsic (dans le nord de Montréal), lui qui travaillait tout près. Il arrivait parfois que l’entrée du pont Mercier soit bloquée. Chaque fois, il maugréait entre ses dents : « maudits indiens ». Un jour que je lui montrai du doigt le chemin à suivre pour emprunter le détour proposé par la voirie, il m’a dit : « On va prendre Victoria. Je veux pas passer par la réserve, y’a des indiens qui nous lancent des roches. » Je n’avais jamais parlé à un indien, mais de tels agissements m’étonnaient. L’air que prenait cet homme aussi, lui qui était pourtant si pacifique et généreux. Ainsi, à nouveau, nous avons rebroussé chemin jusqu’au pont Victoria, et, une fois de plus, je suis arrivé en retard à l’école.
Les années passèrent sans que jamais je ne côtoie d’« indiens ». Sur la 132, les commerces de cigarettes étaient de plus en plus nombreux, auxquels s’ajoutèrent quelques stations-service, un établissement de jeux de hasard et un commerce d’armes. Les gens qui vivaient derrière la rangée de commerces m’étaient inconnus et jamais je n’empruntai leurs rues. Puis j’allai passer une semaine à Sept-Îles, pour la Coupe du Québec de tennis.
J’avais alors dix-huit ans et j’ai dû passer le plus clair de mon temps sur les terrains, pris par la passion du sport. Je garde quand même le souvenir d’y avoir rencontré des gens formidables, si accueillants qu’il était impossible de ne pas se sentir chez soi. Une brève visite sur les berges du fleuve m’avait aussi confirmé que j’habitais un pays magnifique. Une chose, cependant, m’avait interpellé : la sévérité des gens lorsqu’ils évoquaient les « indiens ». Ils avaient été quelques-uns à les réduire à des sauvages, alcooliques et violents. Je ne connaissais toujours pas les « indiens », mais les mots étaient durs et cette hargne contrastait avec la bonhomie de leur hospitalité. Je me hasardai à poser la question à des gens que je connus un peu mieux, et en plus d’une réponse floue et laconique, je ressentis une grande gêne. Une honte, peut-être.
J’écris cela, mais je n’accuse personne. Il est probable que si j’avais dû alors pousser plus loin sur le boulevard des Montagnais pour jaser avec un Innu, il m’aurait parlé des blancs sur le même ton qu’avait le chauffeur de taxi lorsqu’il fustigeait contre « les indiens qui partent toujours saouls sans payer. » Mais le problème est là : je ne suis pas allé à Uashat, comme je ne me suis jamais arrêté à Kahnawake Je me suis contenté de traverser les commerces longeant la 132, entretenant un flou et cette appréhension qu’un drame profond m’échappait. Et dans ce flou, je me sens incomplet. Incurieux de moi-même.
Le projet Balsac – organe qui met en commun le patrimoine génétique et généalogique du Québec – a récemment mené une étude dans quatre régions du Québec, montrant la contribution autochtone à notre métissage généalogique. Dans chacune des régions considérées, au moins 50% des Canadiens-français auraient un ancêtre autochtone dans leur lignée, un pourcentage atteignant près de 80% à Montréal et la Côte-Nord. Nous qui avons tant cherché et qui cherchons toujours à affirmer notre identité québécoise, je regrette que cette quête soit faite sans considération de cette part de nous-mêmes, de ces populations qu’on occulte trop souvent de nos préoccupations.
À l’instar d’Elvis Gratton qui s’empêtrait dans sa propre définition, à ne plus savoir comment se nommer, Canadien-francophone-Américain-Québécois d’origine française, il est fou de penser qu’encore aujourd’hui, nous désignons d’« indiens » ces onze grandes nations qui font partie de ce que nous sommes. Et j’espère bien que les Abénaquis, Algonquins, Attikameks, Cris, Hurons-Wendat, Innus, Malécites, Micmacs, Mohawks, Naskapis et Inuit feront partie de ce que nous serons. On se dit parfois que tout ça est bien compliqué, mais on parle d’identité : qui pensait que ce serait simple?
Ce samedi 26 septembre marque le 25e anniversaire de la fin de la crise d’Oka. Il y a eu, depuis, quelques avancées, des reculs aussi, et il reste encore beaucoup à faire. Et parce que je ne peux plus me cacher dans la naïveté de l’enfance, il serait temps que tous ces préjugés s’effacent pour s’ouvrir sur une relation de reconnaissance et d’entraide. Saviez-vous qu’« Innu », en innu-aimun, signifie « être humain »? N’est-ce pas là une main tendue, une invitation au vivre ensemble? Allons-y, après tout, tout commence toujours par une rencontre.