Il faut croire que beaucoup de gens sont assez idiots pour cela au Québec. En 2014, 360 organisations communautaires, syndicales et féministes avaient uni leurs voix pour dénoncer les partenariats public-philanthropique dans le champ social (rebaptisés PPP sociaux). On parlait d’une dérive démocratique, puisque la Fondation Chagnon pouvait influencer les politiques sociales en imposant ses objectifs et ses stratégies d’action aux organismes qu’elle subventionnait. Elle était d’ailleurs connue pour être plutôt directive dans ses partenariats, contrairement à la plupart des organismes de charité, qui se contentent de verser de l’argent lorsqu’un projet cadre avec leurs objectifs.

On parlait d’une dérive démocratique, puisque la Fondation Chagnon pouvait influencer les politiques sociales en imposant ses objectifs et ses stratégies d’action aux organismes qu’elle subventionnait.

La Fondation se concentre essentiellement sur les causes individuelles de la pauvreté, prônant de saines habitudes de vie, des interventions précoces auprès de jeunes enfants et l’amélioration des compétences parentales. Or, les 360 organisations dénonçaient vivement que la famille Chagnon s’arroge ainsi le droit de changer les normes sociales du Québec par le truchement des habitudes des jeunes et de leurs familles, sous prétexte qu’elle est un symbole de réussite économique. Elles y voyaient également une forme de privatisation des services sociaux. Comme l’avait fait remarquer à juste titre l’ancien président de la Centrale syndicale du Québec, Réjean Parent, si l’on veut orienter les politiques publiques, « on n’a qu’à se faire élire. »

Les organisations communautaires, syndicales et féministes croyaient pour leur part que la solution aux problèmes de pauvreté résidait dans une meilleure redistribution de la richesse et des services publics universels, ces mêmes services qui crient aujourd’hui famine. De plus, elles critiquaient la façon dont la Fondation Chagnon cible certaines populations, ce qui aurait pour effet de les stigmatiser et de les exclure davantage. À l’inverse, les services publics, eux, sont inclusifs. Un système universel est offert à tout le monde sans discrimination : il n’y a pas de bons et de mauvais pauvres, de méritants et de moins méritants. Mais pour la Fondation, « [l]’idée n’est pas de faire comme un programme gouvernemental qui devient un service à la population. On veut plutôt donner un soutien aux communautés pour qu’elles s’outillent, deviennent plus compétentes et prennent leur destin en main. […] On travaille dans une perspective d’autodisparition. »

Car il était bien temps que les pauvres se prennent en main, sous les conseils et la supervision des bons riches! L’aspect moralisateur à peine voilé de ce commentaire est choquant. Il fait complètement fi des déterminismes sociaux, supposant une mobilité sociale parfaite et renvoyant l’appartenance de classe à une simple affaire d’efforts et de bonne volonté. Selon ce type de raisonnement, les riches sont donc plus méritants et c’est pourquoi il est légitime qu’ils aient plus d’influence sur l’organisation sociale. Ils ont « mieux compris » et leurs conseils sont par conséquent mieux avisés. Ce n’est pas grâce à la société s’ils ont réussi, mais grâce à leurs « compétences » personnelles. Ils ne doivent donc rien à personne et tout ce qu’ils donnent est un bonus, appelant la gratitude d’autrui.

Selon ce type de raisonnement, les riches sont donc plus méritants et c’est pourquoi il est légitime qu’ils aient plus d’influence sur l’organisation sociale.

Il faut savoir que la Fondation Chagnon a été créée en 2000, ce qui a permis à Lucie et André Chagnon d’obtenir 460 M$ en crédit d’impôt au moment de la vente la compagnie Vidéotron au profit de Quebecor Média. Ce que les organisations avaient également dénoncé, c’est que cet argent aurait très bien pu être ponctionné par l’État et redistribué par un gouvernement élu dans des programmes sociaux pour lesquels ce gouvernement aurait été redevable envers la population. Le capital de 1,4 G$ de la plus grosse fondation privée au Canada reste encore aujourd’hui à l’abri de l’impôt. C’est donc dire que la Fondation a en fait été subventionnée par les contribuables, à qui l’on demande aujourd’hui de la remercier pour ses œuvres de charité.

À ces critiques, Claude Chagnon, le président de la fondation, répondait : « Je pense que c’est un exemple d’un exercice de démocratie que les gens puissent décider où mettre leurs efforts individuels au bénéfice de la société. » Car, c’est bien connu, la démocratie, c’est chacun fait ce qu’il veut, surtout le plus riche.