À Paris, le 4 septembre 2015, les opérations de démantèlement se poursuivent. Cette fois-ci, c’est au tour du camp installé au métro La Chapelle. L’ancien plus grand squat de Paris ne peut que constater l’évacuation des derniers réfugiés installés ici. Épuisés, les réfugiés sans-abris décident d’occuper le parvis de la mairie du 18e arrondissement pour demander des solutions. J’ai suivi leur quotidien pendant quelques jours .
« On est venu nettoyer le parc », m’explique candidement l’un des policiers quand je découvre les lieux de l’expulsion. Nettoyer le parc, c’est-à-dire évacuer tous les migrants qui y campent, en l’absence de logement. « Toutes les personnes ont été relogées », m’assure-t-il. Pourtant, des dizaines de réfugiés, principalement Érythréens et Soudanais, restent sur le carreau. Certains étaient partis prier. Quand ils sont revenus, leurs affaires avaient disparu.
Devant le parc, deux jeunes femmes somaliennes désemparées font part de leur découragement.« On a nos papiers de demande d’asile, mais nulle part où dormir ». Depuis des mois, elles se déplacent d’un squat à l’autre, au rythme des évacuations policières. Ce soir, elles ne savent pas où elles passeront la nuit. Assis sur le banc à côté d’elles, un homme plus âgé revient du centre d’hébergement où il a été emmené, visiblement en colère. « La place [La Mie de Pain] où ils m’ont envoyé est sale, on est 16 dans la même chambre, 16! Je ne peux pas rester là. Je préférais mille fois mieux dormir dans le parc », peste-t-il.
Opération « d’invisibilisation »
Le 2 juin, commençait l’opération de délogement des 400 migrants et réfugiés sans-abris qui vivaient au square du métro La Chapelle, le plus gros campement de Paris avec celui de la gare d’Austerlitz. Un grillage a depuis été élevé pour empêcher la reformation d’un squat, mais un petit groupe était revenu s’établir dans le petit parc d’à côté.
Tout l’été, les expulsions ont conduit les migrants et les militants en soutien à se déplacer et à occuper une place puis l’autre, souvent évacués violemment. « On disperse les sans-abris pour invisibiliser le problème », résume Houssam, militant du Collectif de soutien des migrants de La Chapelle. « Comme si exister dans la rue était illégal ».
Tandis que le gouvernement promettait des places de logement pour chaque personne évacuée, plusieurs se sont chaque fois retrouvées sans solution, ou encore relogées dans des lieux temporaires et insalubres. Une situation qui semble surprendre la mairie de Paris par la voix de Mathieu Lamarre. « Ce n’est pas normal qu’ils ne soient pas pris en charge. Dès qu’un dossier de demande d’asile est déposé, vous avez le statut de demandeur d’asile, et, conformément à la Convention de Genève, vous bénéficiez d’une prise en charge et notamment un hébergement », explique-t-il en entrevue téléphonique. Ensuite, pendant tout l’examen du dossier, vous restez dans cet hébergement, et si la demande est acceptée, les dispositifs d’insertion prennent le relai. » Il m’invite à m’adresser à la préfecture de la région Ile-de-France, visiblement mal à l’aise par mes questions.
« Nous resterons ici jusqu’à ce que des solutions soient trouvées »
Le 4 septembre donc, les derniers réfugiés expulsés décident spontanément d’aller manifester devant la mairie du 18e arrondissement. C’est là que je rencontre Hassan (nom fictif), un jeune Soudanais de 25 ans à l’allure élégante. Ancien étudiant en anthropologie, il était impliqué dans les manifestations étudiantes violemment réprimées à Kartoum, avec sa copine féministe. Manifester à Paris ne lui fait pas peur.
Voilà dix mois que Hassan vit comme un itinérant en France, en attendant d’obtenir son statut de réfugié. Pour faire face à son quotidien, il découvre les cafés mythiques parisiens où trainaient les philosophes. Il admire Sartre, Foucault, Habermas. « Je préfère me dire que je vis la vie de bohême, ou alors que je suis un hippie de la Beat Generation. Un jour je pourrai réactualiser “On the road” de Kerouac! », rigole-t-il.
Mais tous ne partagent pas son optimisme. Sur le pavé froid devant la mairie du 18e, un Soudanais plus âgé vient me faire la discussion. « En ce moment, les Européens veulent accueillir les Syriens, mais personne ne se soucie de nous. On a fui la violence au Soudan, et on nous traite comme des criminels », dit-il en montrant les cars de police qui ne cessent d’arriver. Assis à côté de lui, un autre homme renchérit. « J’ai rempli ma demande d’asile, donné mes empruntes digitales, on m’a dit d’attendre. Mais attendre où? Je dors dans la rue depuis cinq mois ». L’inquiétude dans les yeux, il accepte de me raconter son histoire, en espérant que le Canada puisse faire quelque chose pour eux.
« Mon village a été rasé, mon père et mon grand-père tués. Je suis le seul qui soutient ma mère et mon petit frère. Je suis parti travailler en Libye pendant deux ans, jusqu’à ce que la guerre éclate. Qu’est-ce que je pouvais faire? Retourner dans mon pays, et me faire tuer? Rester en Libye, et me faire tuer? Traverser la mer : peut-être que je meurs, peut-être que je vis. La dernière fois que j’ai parlé avec ma mère, elle m’a dit que le gouvernement est venu me chercher à la maison. Ici au moins, je n’ai plus peur du gouvernement. Mais j’ai d’autres problèmes. Je n’ai pas de papiers, pas de maison. Mais je n’ai plus peur de mourir. »
La nuit commence à tomber, il fait de plus en plus froid, et personne de la mairie n’est venu rencontrer les réfugiés qui attendent devant leurs portes. C’est plutôt un contingent de policiers qui viendra les accueillir. La situation prend un caractère absurde lorsque des habitants du quartier voulant apporter des couvertures aux sans-abris se font repousser par les forces de l’ordre.
Une passante scandalisée s’insurge. « Je trouve ça scandaleux qu’on les traite de cette façon! Qu’il y ait un dispositif de police, comme s’il y avait un attentat terroriste, alors que ce sont des gens qui ne demandent qu’un peu de dignité. Je suis outrée que la mairie du 18e se comporte de cette façon. »
Mais les migrants et réfugiés sont bien déterminés à rester sur place jusqu’à ce que les choses bougent en leur faveur. Un groupe se rassemble et rédige un communiqué, traduit de l’arabe par une jeune activiste.
« Nous revendiquons nos droits, tels qu’ils sont prévus par les Lois et le Droit. De la rue à la rue : Nous campions dans un square, nous sommes maintenant sur le trottoir », peut-on lire sur le communiqué. Ils demandent « l’accélération et la facilitation des procédures de demande d’asile », ainsi « que soient trouvées des solutions d’hébergement fixes et viables pour les réfugiés ». « Nous resterons ici jusqu’à ce que des solutions soient trouvées », concluent-ils, avant de signer « un groupe de migrants et de réfugiés ».
Les jours passent, et aucune solution ne vient du 18e, l’une des plus anciennes mairies socialistes de la capitale. « La solution est éminemment compliquée, le processus est en cours », m’explique-t-on à la réception du bâtiment administratif. Aucune entrevue formelle ne me sera accordée.
Le contrôle policier s’atténue peu à peu au fil des jours, permettant aux voisins en soutien d’apporter couvertures et vêtements chauds pour affronter la température impitoyable. Sur le parvis, les heures défilent lentement, chacun occupe son temps comme il peut. Une petite table a été installée, un cours de français improvisé est donné.
Le 8 septembre, dans la foulée du mouvement d’accueil qui suit la publication de la photo du petit garçon syrien Aylan Kurdi, le Parti socialiste organise une grande réunion dans le centre de Paris intitulée « L’accueil des réfugiés, pour nous, c’est oui! ». La réunion est perturbée par les militants du Collectif de soutien des migrants de La Chapelle qui en dénoncent l’hypocrisie. Interppelée par ces derniers, la mairesse de Paris Anne Hidlago refuse de porter la responsabilité des campements de fortune qui jonchent la capitale.
Devant la mairie du 18e, la situation stagne, certains réfugiés tombent malades, à force de dormir sous la pluie froide parisienne. J’ai entendu dire que depuis, l’un d’entre eux serait parti en ambulance, incapable de bouger.
Le 15 septembre, dans l’avion pour retourner à Montréal, je reçois un appel. C’est Hassan. Il sort de l’hôpital, m’assure que ce n’est rien de grave. « Je voulais te dire au revoir. La prochaine fois que tu viendras à Paris, j’aurai mes papiers, je serai étudiant en philo, et c’est moi qui pourrai t’héberger ».
Mise à jour
Il aura fallu 13 jours d’occupation pour que les demandes des réfugiés soient entendues. Le 17 septembre, une opération de « mise à l’abri » des réfugiés du 18e avait lieu, certains dans des conditions douteuses, en même temps qu’une opération tendue au camp de la gare d’Austerlitz. « On a pris en charge non seulement la centaine de personnes présentes, mais aussi toutes celles qui se sont ajoutées et qui souhaitaient être prises en charges, pour un total de 395 personnes », se félicite la mairie de Paris au bout du fil.
Pas de chance pour Hassan : après dix jours à dormir sur le parvis, il était allé dormir chez une connaissance pour reprendre des forces à sa sortie de l’hôpital. Il a donc loupé sa mince chance d’être pris en charge. « J’étais vraiment déprimé hier. Tout ce que je demande à la France, c’est d’être un numéro, mais même ça on ne peut me l’accorder. Aujourd’hui ça va mieux, je vais trouver une solution. Tu m’enverras ton article quand il sera publié! »