La première chose que j’ai faite en arrivant sur l’île quasi-paradisiaque de Ko Tao, les touristes en moins, c’est de foncer dans un mur en scooter pour bien m’ouvrir la jambe et être sûre de, surtout, ne pas me baigner dans ces eaux cristallines! Malheureusement, les capacités de résilience que je me découvrais soudainement et mes tentatives d’ « en profiter quand même » ont résulté en une infection de la plaie huit jours plus tard, plaie qu’on m’a triturée sans ménagement pour enlever le tissu nécrosé et l’agrandir encore un peu, juste au cas où ce n’était pas assez dégueulasse de voir l’os dès le début. « Take picture? », me demande le médecin thaï qui a encore quelques petits morceaux de moi sur ses gants en latex. Oui, oui, je pensais justement la mettre comme photo de profil!
Comme on m’ordonne de voir un médecin tous les jours, que je peux à peine marcher et encore moins porter mon sac à dos alors que je m’apprête à poursuivre cette portion du voyage toute seule, Je décide de rentrer au pays, me disant qu’il sera plus sécurisant d’être parmi les miens, avec des médecins que je peux comprendre sans les faire répéter dix fois et qui, s’ils me charcutent, peuvent au moins m’expliquer pourquoi.
Après une nuit plutôt courte sur un traversier pour sortir de cette île qui ne compte aucun hôpital, je me rends à Surat Thani, où un médecin à la moustache molle agrandit encore un peu plus mon trou. L’hôpital est sale, l’équipement est vétuste. L’attente de près de deux heures me semble interminable. Ça me conforte dans ma décision de rentrer.
Je m’envole pour Bangkok où, le soir, je fais faire un dernier check-up dans un très chic hôpital de la capitale. On s’y croirait presque à l’hôtel. Un portier vous ouvre dès que vous descendez du taxi. Tout le personnel est en uniforme. On prend vos signes vitaux dès que vous arrivez. En moins d’une heure, vous avez un médecin qui se penche sur ce trou de jambe devenu presque vedette. En moins de deux, son collègue chirurgien a donné sa contre-expertise. On hésite à me laisser partir, car je dois me faire suivre toutes les 24 heures et mon vol en dure 23. Le vieux chirurgien décide quand même de me laisser y aller. Ça, c’est parce qu’il pense que j’habite dans un pays développé. Moi aussi.
Je dors deux-trois heures cette nuit-là. Au petit matin, je file sans encombre vers l’aéroport à travers Bangkok enfin redevenue calme. Je dors sur les trois avions. J’arrive un peu confuse à Montréal le soir même, grâce à la magie du décalage horaire. J’aurais préféré aller à une clinique sans rendez-vous le lendemain matin, mais devant l’hésitation des médecins thaïs à me laisser partir, je juge plus sage de me rendre directement à l’urgence. J’ai déjà pris assez de risques comme ça.
J’arrive vers les 20h30. Au début, les inscriptions ne sont même pas ouvertes à cause du nombre d’ambulances qui viennent d’arriver. Vers les 22h00, je suis finalement inscrite. J’en ai pour 5-6 heures d’attente. Jusque là rien de surprenant. On note à mon dossier que je vais rentrer chez moi et revenir vers 1h00. Quand je reviens vers 2h00, sûre que de toute façon mon nom n’est pas encore passé, on me dit qu’on a supprimé mon dossier parce que j’étais absente. Première crise de panique. Ça fait deux nuits que je dors dans les transports, je suis à fleur de peau. Pendant que je pleure aux toilettes, la personne qui m’accompagne trouve les bons mots pour qu’on rouvre gentiment mon dossier. À 7h00, je ne suis toujours pas passée et une deuxième vague de panique m’envahit : « J’aurais dû rester en Thaïlande à l’hôpital-hôtel. Là au moins on se serait occupé de moi. Qu’est-ce que 3 000 Bahts (environ 100 CAN$) quand ta santé est en jeu et que ton trou de jambe s’agrandit de jour en jour? Ce système public ne marche pas. Combien j’aurais payé ce soir pour voir un médecin en arrivant et aller enfin me coucher dans un vrai lit, l’esprit tranquille? 100, 200, 300 dollars? »
J’en étais presque à me dire tant pis pour ceux qui n’ont pas d’argent, mais à ce moment-là, j’ai été distraite par les infirmières qui essayaient de me calmer et de me retenir de rentrer chez moi avec ma jambe pourrie. Évidemment, j’ai dû réciter beaucoup de Notre Père par la suite pour m’expurger de ces pensées impures. Moi, la militante de gauche, j’ai souhaité avoir accès à un système de santé privé? Moi, la grande défenderesse de l’égalité, j’ai abandonné en pensée mes camarades moins bien nanti.e.s sous la peur imaginative qu’on allait finir par m’amputer la jambe?
Il faut reconnaître l’habileté de la stratégie néolibérale, qui consiste à couper dans les services publics en prétextant un endettement hors de contrôle afin de saboter lesdits services, les rendre dysfonctionnels au point où ce sont les citoyen.ne.s eux-mêmes qui réclameront leur privatisation, contre leurs propres intérêts.
Le Dr Nguyen a fini par rentrer dans la salle 4. Il devait être passé 9h00.
-Je suis désolée de vous avoir fait attendre autant.
-Allez-vous faire la grève (je n’aime pas les préliminaires)?
-Pour?
-Les coupures.
-Non.
-Comment ça?
-Qui soignerait les malades?
Mais qui les soigne maintenant?