Près de deux décennies plus tard, le terme « littérature migrante » pourrait désormais désigner les récits, déjà fort nombreux, des réfugiés poussés sur les routes par les conflits, à la recherche d’un passage vers un Occident espéré.

Quant à l’identité, elle est devenue un thème douloureusement domestique.

En 2001, le journaliste italien Fabrizio Gatti s’est infiltré dans les camps de détention illégaux à Milan pour rapporter les conditions de vie déplorables des réfugiés. Parce que oui, les migrants s’échouent sur les côtes de la Méditerranée depuis fort longtemps.

Il raconte son expérience dans Bilal sur la route des clandestins, avec un peu plus de réalisme qu’un Paul Houde dans un avion survolant l’Ukraine.

Gatti s’est transformé en Kurde rêvant à l’Europe. Il s’est fabriqué une histoire, est parti à Dakar, au Sénégal, quelques dollars en poche, ainsi qu’avec un gilet de sauvetage, quelques boîtes de conserve et une bouteille d’eau. Et de la colle sur les doigts pour masquer ses empreintes digitales.

Il s’est mêlé aux jeunes désespérés. Et comme eux, il a expérimenté la magouille pour tenter de trouver un passeur qui accepterait de l’emmener.

Les prix variaient de centaines à des milliers d’euros à l’époque. Considérant qu’un visa légal pour l’Italie peut coûter au-delà des 50 000 euros, on comprend que les migrants choisissent l’option illégale.

Gatti décrit le royaume du bakchich, toujours plus cher auprès de passeurs sans scrupules. Tout s’achète. Ils mènent cet esclavage moderne, ce trafic d’être humains ballotés d’un car à l’autre, d’une frontière à l’autre, comme un bétail soumis.

Gatti décrit le royaume du bakchich, toujours plus cher auprès de passeurs sans scrupules. Tout s’achète. Ils mènent cet esclavage moderne, ce trafic d’être humains ballotés d’un car à l’autre, d’une frontière à l’autre, comme un bétail soumis.

Le journaliste infiltré traverse le désert du Sahara, la chaleur, la soif, dans des camions déglingués. Il y a les soldats à soudoyer. Il y a les morts aussi — allez survivre dans un désert si vous n’avez rien.

Nous sommes en pleine crise du Darfour. Autres groupuscules, même terreur. Il croise aussi des activistes d’Al-Qaïda. Aujourd’hui, ce serait des militants de l’État islamique, des milices Al-Shabbab ou de Boko Haram.

Il passe par Bamako, au Mali et par Niamey, au Niger, avant d’arriver à Tripoli, en Libye, avant la chute de Kadhafi. Le chef libyen était alors encore persona grata, ami de Sarkozy et Berlusconi. Quelques années plus tard, nous allions bombarder le pays et y laisser le chaos.

Arrivés en Libye, les réfugiés sont tabassés, emprisonnés, ou abandonnés. Gatti, lui, remonte en Tunisie pour traverser la Méditerranée sur un rafiot pour arriver à Lampedusa. L’île, au milieu de la Méditerranée, est une possession italienne; toucher terre veut dire entrer en territoire européen. Et être pris en charge.

Comme les autres, il va se jeter dans la mer pour être repêché par les gardes côtiers. À Lampedusa, la plupart se retrouvent bloqués dans des prisons. Des cages, littéralement.

Ils ont de la nourriture et de l’eau. Mais ils restent entassés, des dizaines à dormir sur les tables, à la merci de la violence insoupçonnée des gardiens. L’enquête de Gatti a provoqué des changements majeurs sur la manière dont l’Italie traite les migrants.

Surtout, Gatti décrit le migrant intérieur. La faim, la violence, l’humiliation, le mépris. C’est un défi mental de tous les instants, chaque fois qu’il rencontre un autre migrant, un soldat, un mercenaire. Quoi dire? Quoi taire? Et par quel moyen pourrai-je obtenir ce que je veux?

Quand il se fait arrêter, il doit déchiffrer tout ce qui se dit. Pour ne pas qu’on l’enferme, qu’on le frappe, qu’on le tue.

« L’existence d’un immigré se réduit à un jeu de rôle, écrit-il. Une fuite exténuante, aventureuse, à travers les règles du langage. De l’immense appareil de signes qui fait qu’un homme peut être déclaré bon ou mauvais. Simplement en fonction de ce qu’il donne à voir. »

Cette urgence, Margaret Mazzantini la décrit aussi de façon bouleversante dans son roman La mer, le matin, où une mère et son fils traversent cette Libye en guerre civile, juste avant la chute de Khadafi. Ils croisent les réfugiés du Ghana, du Mali, du Niger, abandonnés au milieu du désert.

La mer, le matin, de Margaret Mazzantini

www.laffont.fr

Puis vient la traversée de la Méditerranée jusqu’à Lampedusa, où l’odeur du moteur du bateau pourri des passeurs devient paradoxalement odeur d’espoir. Où les passagers trop nombreux font leurs besoins dans un seau qu’on rince à la mer. Où ceux qui délirent, et ceux qui meurent parmi ces boat people nouveau genre sont jetés par-dessus bord.

« Des animaux? Quelque chose de plus. Les animaux n’éprouvent pas cette grande peur de mourir. La mer est un monde en soi. Un monde à l’intérieur du monde. Avec ses lois, sa force. Elle enfle, elle se soulève. Le bateau ressemble à la carapace d’un scarabée mort. »

Dans Mare Mater: Journal méditerranéen, publié en 2014, le photojournaliste Patrick Zachmann met des visages et des histoires aux récits.

Ses clichés dans les camps de réfugiés de l’île de Malte, où ils sont refoulés, sont percutants. Les clandestins arrêtés sur des zodiacs au large de l’île de Samos, aussi. Dans les camps, ils sont des dizaines à dormir dans les conteneurs.

Mare Mater, de Patrick Zachmann

Actes Sud Editions

Bachmann n’hésite pas à mettre en parallèle les migrants actuels avec les juifs qui fuyaient les régimes totalitaires il y a 70 ans. Sa propre mère, juive d’Algérie, avait fait pratiquement le même périple pour entrer en France il y a une soixantaine d’années.

Que ce soit Gatti, Mazzantini ou Bachmann, tous ces récits mettent en lumière qu’après avoir survécu au périple, rien n’est gagné. Et que pour les 3 ou 4 % qui réussissent à atteindre l’Europe, c’est une place au sein d’une sous-classe sociale qui les attend.

Surtout, les témoignages des réfugiés et des clandestins rappellent que ce sont les interventions militaires que nous avons menées, les dictatures que nous avons soutenues, les industries que nous avons asphyxiées, par protectionnisme, qui sont à l’origine de ce flot de réfugiés.

« L’histoire est l’ironie en marche », écrivait le philosophe Émile Cioran. Ou quelque chose comme une condamnation.

En librairie…

  • Bilal sur la route des clandestins, Fabrizio Gatti, Liana Levi, 2008
  • La mer, le matin, Margaret Mazzantini, Robert-Laffont, 2012
  • Mare mater: Journal méditerranéen, Patrick Zachmann, Actes Sud, 2014