Bien malheureusement, on a toutes les raisons de croire que oui. Depuis l’adoption du Code du travail en 1964, 36 lois d’exception sont venues suspendre le droit de grève au Québec. Malgré leur appellation courante, elles n’ont plus rien de « spéciales ». C’est un problème réel, et pas seulement pour les syndiqué.e.s du secteur public.
Rappelons d’abord quelques faits. L’État québécois, avec plus de 500 000 employés, est – et de loin – le plus grand employeur du Québec. À ce titre, il agit comme baromètre en matière de relations de travail. Chaque avancée faite par les employé.e.s du secteur public ouvre la voie pour l’ensemble des salariés québécois. Mais l’inverse est tout aussi vrai et lorsque le gouvernement décide de niveler vers le bas leurs conditions de travail et de rémunération, il envoie un signal clair à tous les employeurs : l’heure est aux restrictions. Ainsi, les négociations qui battent actuellement leur plein ne sont en rien un enjeu purement sectoriel ou corporatiste. Il en va des intérêts collectifs des salariés en tant que groupe. Contrairement à ce que soutient la rhétorique néolibérale qui oppose abstraitement « fonctionnaires » et « contribuables », lorsque les travailleuses et travailleurs du secteur public subissent des reculs, c’est l’ensemble des salariés qui voient leur pouvoir collectif affaibli.
Dans ce contexte, on a raison de s’inquiéter que le droit fondamental de négocier collectivement ses conditions de travail, qui découle immédiatement du droit à l’association, soit aussi souvent méprisé par l’État lui-même dans ses rapports avec ses employés. Dans le monde médiatique, dans la tête des élus comme dans celle des gens ordinaires, la question n’est plus de savoir si une loi spéciale est envisagée par le gouvernement, mais plutôt quand elle sera promulguée. La récente valse-hésitation de Pierre-Karl Péladeau quant à son appui aux syndiqués en témoigne : qu’aurait-il à gagner politiquement à être solidaire de leur cause, si tout indique que leurs conditions de travail seront imposées par la force? Ce qui est le plus étonnant et le plus triste, c’est qu’un bon nombre de syndiqué.e.s du secteur public partagent cette conviction. À quoi bon faire des moyens de pression, si le décret est déjà prêt?
Dans une société démocratique, il est inquiétant que l’Assemblée nationale se serve aussi régulièrement du pouvoir extraordinaire lui permettant de suspendre l’exercice d’un droit fondamental. Autrement dit, quand l’exception devient la règle, il y a lieu de s’inquiéter non seulement de la santé des relations de travail, mais de la santé de la démocratie. Qu’on ne s’en formalise plus est proprement scandaleux.
Oui, mais… les services essentiels?
On réplique généralement que les services publics sont trop importants pour qu’ils puissent être interrompus par une grève. Cela est vrai, et les organisations syndicales le reconnaissent explicitement en respectant la loi sur les services essentiels même lors des grèves illégales, et malgré ses nombreuses absurdités. Rappelons d’ailleurs qu’un récent jugement de la Cour suprême permet de douter sérieusement de la constitutionnalité de la loi québécoise, qui fixe unilatéralement la proportion des effectifs jugés nécessaire à la poursuite des services, sans prendre en considération les corps de métier concernés.
De toute façon, ce qu’on ne dit pas assez souvent, c’est que le droit de grève est déjà lourdement encadré dans le secteur public. Selon les cas, il faut respecter un délai de 60 ou de 90 jours avant de pouvoir débrayer, même si la négociation est complètement bloquée. Dans les faits, cela signifie que les salariés de l’État ne peuvent exercer leur droit de grève de la même manière que les autres. Lorsqu’on additionne ces restrictions à celles, souvent abusives, de la législation sur les services essentiels, une seule conclusion est possible : dans le secteur public, le rapport de force est largement favorable à l’État. Si on ajoute la menace d’une loi spéciale, le portrait devient presque ridicule tant les forces sont disproportionnées.
Si l’État encadre et réprime si sévèrement le droit de grève de ses employés, c’est pour une raison bien simple. En ne voyant que la loi spéciale, on oublie pourquoi elle a été faite: les travailleuses et les travailleurs disposent d’un pouvoir énorme. Parce qu’une grève dans le secteur public est une catastrophe politique pour un gouvernement. Parce que leur travail, sur lequel on ne cesse de cracher dans les médias, est indispensable, vital. Ce qui est triste, c’est qu’on a parfois l’impression que les syndiqué.e.s de l’État ont oublié ce pouvoir. À l’heure où les gouvernements malmènent les institutions sociales en y installant une logique mercantile, les travailleuses et travailleurs du secteur public agiraient pour le bien commun en se le réappropriant, et en en usant avec vigueur.
Collectivement, nous serions tous gagnants, comme nous avons été gagnants lorsque les syndicats enseignants ont réussi à enchâsser dans leurs conventions collectives un nombre limite d’élèves par classe. Aujourd’hui, alors que les coupures se multiplient, cette disposition agit comme garde-fou en termes de qualité d’enseignement. Voilà un seul exemple – et il est de taille – qui illustre à quel point les 500 000 travailleurs et travailleuses aujourd’hui en négociation sont les gardiens des services publics, à quel point leurs conditions de travail sont le reflet de la qualité de ceux-ci. L’enfilade des lois spéciales n’est rien de plus que l’un des moyens de l’austérité, elle nous affaiblit collectivement. Elle doit s’arrêter.