C’est donc fait, dans le pays le plus puissant du monde et qui représente à la fois l’un des bastions les plus solides du conservatisme occidental, les juges, au nom des principes républicains d’égalité et de liberté, ont légalisé le mariage entre personnes de même sexe. La victoire pour les gays, lesbiennes et bisexuel-le-s des États-Unis est d’autant plus grande que ce pays nous a montré, durant les quinze dernières années, l’une des résistances les plus farouches à cette mesure (et à l’acceptation sociale de la diversité sexuelle en général). Cependant, alors que les LGB ont eu gain de cause, la lutte des T (trans) semble à peine commencer. Il serait triste que la victoire des un-e-s annonce un moment de baisse de la mobilisation dont les autres auront grandement besoin.
Certaines critiques de la frange conservatrice qui n’auront probablement pas le courage ou l’audace de livrer le fond de leur pensée au sujet du mariage gay ou de la diversité sexuelle en général opteront pour une voie de critique détournée : la dénonciation du « gouvernement des juges ». Cette idée veut que tout changement législatif ou social qui proviendrait du pouvoir judiciaire n’est pas légitime dans une démocratie. Autrement dit, de tels changements doivent passer par la voie de la majorité, c’est-à-dire le pouvoir législatif ; dans ce cas-ci, que la majorité décide des droits d’une minorité. Le meilleur contre-argument à cela nous provient du jugement de la Cour Suprême américaine lui-même :
« There may be an initial inclination to await further legislation, litigation, and debate, but referenda, legislative debates, andgrassroots campaigns; studies and other writings; and extensive litigation in state and federal courts have led to an enhanced understanding of the issue. While the Constitution contemplates that democracy is the appropriate process for change, individuals who are harmed need not await legislative action before asserting a fundamental right ».
Tout comme pour la mobilisation citoyenne, des suffragettes au mouvement étudiant, nous l’enseigne, le changement social peut provenir de multiples sources. La légitimité ne saurait se trouver en une seule instance. L’histoire du progrès est l’histoire du débordement des institutions et du réajustement de celles-ci.
Au même moment, en plein Ramadan, des attentats ont secoué la France et la Tunisie : dans les deux cas, ce sont des Occidentaux qui sont visés au nom d’une interprétation radicale de l’Islam. Et une troisième attaque, au Koweït cette fois, visait une mosquée shiite – « hérétique », donc, aux yeux des sunnites de l’État islamique. Il est à noter que ces extrémistes partagent avec certains opposants au mariage gai – les plus virulents, qui sont loin d’être une majorité, convenons-en – une vision du monde où la mise à mort d’individus est justifiée par la croyance. Une croyance religieuse qui devient un projet politique : c’est là que se trouve le problème, et non dans la métaphysique théiste en tant que telle.
Comme à l’habitude – il est profondément déprimant que ce soit devenu une habitude, d’ailleurs –, l’ensemble de la population de confession musulmane paiera le prix des gestes de quelques extrémistes. On demandera encore aux imams de présenter des excuses, ce ne sera jamais assez, et certains bigots – d’ailleurs et d’ici – en profiteront pour faire vendre des copies, gober des cotes d’écoute à coups de propos incendiaires et grossièrement généralisateurs. La tragédie est une occasion pour faire de l’argent et c’est précisément la fonction que ces gens occupent. Les Richard Martineau de ce monde sont avant tout des mercenaires de la formule-choc qui ont compris comment faire de l’argent, peu importe les « idées » qu’ils portent. Cependant, leur impact déborde du strict cadre médiatique en venant alimenter la stigmatisation, cette dernière étant d’ailleurs recherchée par l’État islamique : plus elle sera forte, plus grand sera le sentiment de rejet de la population musulmane, et plus le message anti-occidental résonnera fort au sein de celle-ci. Sans le savoir, les grandes gueules de la droite médiatique jouent le jeu de Daesh.
On voit cette stigmatisation faire son chemin quand on constate la hausse de popularité des partis d’extrême-droite en Europe : le Front National est le premier parti de France dans les sondages, la Hongrie a un gouvernement de type frontiste, la popularité de partis tels que Alternative für Deutschland en Allemagne et ailleurs ne se dément pas. Le mort de Lyon, comme ceux de Charlie Hebdo, auront tôt fait de donner du poids médiatique et politique à ceux qui, comme le Front National, ont pour projet d’« inverser les flux migratoires ». Toutefois, une lueur d’espoir nous vient de la Grèce, là où la victoire de la « gauche radicale » a sonné le glas des espoirs du parti néonazi de l’Aube dorée. Cela donne un indice à la fois de la source de l’intolérance raciste (voire de l’intolérance en général) – la misère sociale – et de la voie à suivre pour la combattre.
Drôle d’époque, où s’estompe le stigmate du triangle rose alors qu’émerge celui du croissant. La solidarité exige de nous que les victoires des uns n’empêchent pas de voir que la discrimination des autres a la couenne dure, qu’elle sait changer de forme, et que nous ne saurons en être débarrassés sans avoir attaqué le mal à sa racine, par-delà les symptômes.