Deux heures à prendre le thé avec un homme, fin vingtaine, qui m’avouait sans la moindre retenue avoir tué des soldats canadiens dans la région de Howz-e-Madad, à 40 kilomètres de la ville de Kandahar. Deux heures à me demander comment réagir à ces propos, moi dont les bottes de combat ont, dans une autre vie, foulé le sable de l’Afghanistan avant de troquer le fusil d’assaut pour la plume. Moi qui a perdu de nombreux frères d’armes tombés sous les éclats des bombes improvisées semées par les Talibans. Deux heures amorcées sous le signe de la hargne péniblement réfrénée…qui se sont terminées sur une bien étrange note – la hargne avait disparu et laissée place à une drôle d’épiphanie.
J’avais désormais devant moi un jeune homme un peu plus jeune que moi qui, lui aussi, avait tourné le dos à la guerre – il cherchait alors à fonder son parti politique après avoir bénéficié du programme de réconciliation nationale qui accordait l’immunité aux combattants qui abandonnaient les armes.
Un « thé avec l’ennemi »…Une anecdote qui me revient en tête alors qu’Omar Khadr retrouve – enfin – la liberté.
La gangrène et les « faucons-poltrons »
La libération de cet ancien enfant-soldat allait faire couler beaucoup d’encre et de salive – c’était prévisible. Les meneurs de claque de la droite va-t-en guerre, l’ineffable Ezra Levant en tête, agitent le sabre en dénonçant sa remise en liberté sous caution, ne demandant parfois rien de moins que la potence.
Ses supporters, particulièrement ceux et celles portant des noms arabes, traités de terroristes et de suppôts du « salafo-wahhabisme ». Ceux dont le patronyme sonne un peu plus blanc, d’idiots utiles des islamistes.
Encore une fois, tout ça était écrit dans le ciel. Les leçons à tirer de la scandaleuse épopée d’Omar Khadr sont, par contre, beaucoup moins évidentes – de même que notre capacité à nous livrer collectivement à cet exercice. Ce qui est limpide, en revanche, c’est que nous nous trouvons en face d’un déni de justice qui aura duré treize longues années. Une gangrène qui aura permis un système politique et judiciaire moralement corrompu, entretenu par des hommes de pouvoir qui, eux, devraient logiquement répondre de leurs propres actes et dont les autorités canadiennes se sont rendues complices.
N’en déplaise aux faucons-poltrons comme Levant, un commentateur politique vedette de la défunte chaîne Sun News qui a pollué les réseaux sociaux toute la journée de vendredi avec son fiel et ses demi-vérités habituelles, Omar Khadr est bel et bien la victime à la fois de l’endoctrinement subi sous le joug de son père et d’un appareil politique et judiciaire américain avide de vengeance au point de renier les principes mêmes de l’humanisme libéral dont ils se réclament de manière vulgairement hypocrite. Ceux-là même qui, tout en accusant Omar Khadr du meurtre d’un soldat américain, se contorsionnent dans une médiocre version de la novlangue orwellienne en appelant « dommages collatéraux » les victimes civiles d’un drone américain qui a largué son missile Hellfire au milieu d’un mariage dans la cour d’une maison pakistanaise – un meurtre qui se répète trop souvent au nom d’une nébuleuse et apparemment éternelle « guerre au terrorisme » qui sert de contexte à l’implantation de projets de lois liberticide et qui engendre la même méfiance envers la communauté musulmane que celle qui a poussé des milliers d’Italiens et de Japonais dans des camps de détention durant la Deuxième Guerre Mondiale. Des actes défendus par des pleutres qui, souvent, n’ont jamais même eu l’idée d’enfiler une paire de bottes de combat.
Une méfiance qui se change en mépris, le même qui se manifeste dans le discours du ministre Steven Blaney, qui parle de sa libération comme d’un « tort irréparable » pour le Canada. Contrairement à l’effondrement de la réputation du pays sur la scène internationale, j’imagine.
Au-delà de la rédemption?
Je m’égare, mais pas trop – le discours ambiant entourant l’affaire Khadr est le reflet de ce contexte malsain qui permet de justifier mépris, méfiance et haine de l’autre. Le jeune homme affirme vouloir se racheter, peut-être œuvrer dans le domaine de la santé. Est-il capable de rédemption? Si un ex-commandant taliban a pu s’affranchir de l’enfer de la guerre, pourquoi pas un ancien enfant-soldat rescapé d’un embrigadement qui le vouait à une mort certaine? Si les treize dernières années n’ont pu, peut-être que nourrir un puissant ressentiment envers notre société, le temps n’est-il pas venu de lui démontrer qu’il n’est pas au-delà de la rédemption? De prouver, le cas échéant, qu’il aurait tort?
De retrouver, plutôt de se doter, d’un avantage moral sur les fanatiques et les semeurs de mort?
Il ne s’agit pas ici de disculper Omar Khadr du geste dont il a avoué la culpabilité sous la torture. Mais le sergent Christopher Speer, le technicien médical américain tué au cours du combat au terme duquel le jeune Khadr fut capturé dans le district de Khost, dans l’est de l’Afghanistan, était un soldat d’élite de la très secrète Delta Force américaine déployé au sein d’une petite équipe au cours d’une dangereuse mission de combat derrière les lignes ennemies. Une grenade a été lancée. Le sergent Speer est mort de ces blessures.
Cela constituait-il un crime de guerre?
Bien sûr que non – à ce titre, tous les combattants d’une guerre en seraient accusés. Par contre, déclencher une guerre sous de faux prétextes avec, pour conséquence, une région actuellement à feu et à sang en proie au chaos et dont les victimes civiles ne se comptent plus devrait amplement suffire pour traîner des hommes politiques devant le tribunal de La Haye.
George W. Bush et Dick Cheney devraient faire face à cette justice bien avant Omar Khadr.