Voilà déjà plusieurs mois que les groupes de défense de l’environnement sonnent l’alarme sur les risques liés à ce controversé projet de pipeline : croissance des émissions de gaz à effet de serre (GES) liées aux sables bitumineux, risques de déversements dans les nombreux cours d’eau que traverserait le pipeline (notamment le fleuve Saint-Laurent), mais aussi contamination des nappes phréatiques, des terres agricoles, risques pour la santé des communautés locales, etc.

Énergie Est suscite d’autant plus d’inquiétudes que son débit prévu est impressionnant : 1,1 million de barils de pétrole par jour, l’équivalent de 130 millions de litres, soit trois fois la consommation du Québec en pétrole. Une fuite, même mineure, pourrait donc avoir des conséquences importantes, compromettant potentiellement l’approvisionnement en eau potable de millions de personnes. Or, les appareils de TransCanada ne peuvent détecter des fuites de moins de 1.5 %, ce qui correspond à 2.5 millions de litres par jours qui seraient déversés à notre insu.

On sait aussi que le pétrole issu des sables bitumineux est un pétrole lourd et visqueux, qu’il doit être dilué avec un mélange toxique (pour créer un bitume dilué), afin d’être pompé dans un oléoduc. Sa décontamination peut être particulièrement ardue : le déversement survenu à Kalamazoo au Michigan il y a cinq ans, dont la décontamination n’est toujours pas terminée et qui a entrainé des problèmes de santé aux habitants, est souvent cité en exemple.

En plus des conséquences écologiques importantes, Greenpeace souligne les risques économiques qu’impliquerait ce projet, puisque la décontamination se ferait en grande partie aux frais de l’État. « La législation limite la responsabilité de l’entreprise à 1 milliard de dollars en cas d’accident, et la responsabilité de l’entreprise est difficile à prouver. Avec un gros projet comme celui-là, un incident peut coûter jusqu’à 10 milliards de dollars. Et l’écosystème ne reviendra jamais comme avant », s’inquiète le porte-parole de Greenpeace Patrick Bonin.


Un processus d’approbation controversé

Malgré les mises en garde des groupes environnementaux et des Premières Nations, en plus des doutes qui s’élèvent quant à la rentabilité économique du projet, le gouvernement conservateur va de l’avant. L’Office national de l’énergie n’a en effet pas perdu de temps depuis que TransCanada a soumis son plan d’oléoduc en octobre. Les citoyens avaient jusqu’au 3 mars pour envoyer leur demande de participation aux audiences publiques. Et ce, même si la documentation n’est pas encore traduite en français et qu’on ne connaisse toujours pas le tracé final du pipeline. TransCanada n’annoncera en effet qu’à la fin du mois de mars ses intentions quant à la présence et l’emplacement d’un port pétrolier au Québec.

Les critères définis par l’ONE pour avoir le droit de participer sont par ailleurs pour le moins contraignants, puisqu’il faut convaincre l’Office d’être directement touché par le projet ou encore « posséder de l’information ou une expertise appropriée susceptible de l’aider à mieux comprendre le projet à l’étude ». Pour plusieurs, le processus d’évaluation environnementale fédéral est biaisé et limite la participation du public. Le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) – l’équivalent de l’ONE pour le Québec et auquel tout le monde peut participer – est pour l’instant exclu du processus.

L’économie du pétrole, pierre angulaire de la politique des conservateurs

Une tendance lourde s’est installée dans l’économie canadienne depuis que les conservateurs sont au pouvoir. « Le Canada mise de plus en plus sur l’extraction et l’exportation des ressources naturelles pour stimuler son économie », explique Bertrand Schepper, chercheur à l’IRIS. Le gouvernement Harper entend même « s’imposer comme superpuissance énergétique du XXIe siècle », selon l’expression du ministre Joe Oliver, et le pétrole des sables bitumineux en constitue la pierre angulaire.

Aujourd’hui, les sables bitumineux représentent 41 % de la production totale de pétrole canadien. Si la tendance se maintient, ils en représenteront 57 % en 2020 et 76 % en 2030. La production totale de pétrole pourrait alors atteindre cinq millions de barils par jour, soit beaucoup plus que la demande canadienne. Acheminer le pétrole vers l’est du pays permettrait ainsi de conquérir des marchés internationaux.

M. Schepper souligne l’importance des activités de lobbying liées à l’industrie pétrolière au Canada. Une étude de l’Institut Polaris montre que l’entreprise TransCanada a bénéficié de 117 rencontres avec des membres du gouvernement fédéral de 2011 à 2012. Le gouvernement a rencontré un seul organisme de défense de l’environnement (Greenpeace) pendant la même période. Au Québec seulement, sept lobbyistes-conseils travaillant pour TransCanada s’activaient déjà dix mois avant le dépôt officiel du projet d’Énergie Est, afin « d’obtenir l’appui du gouvernement provincial et des instances municipales quant à l’acceptabilité sociale des projets de pipelines de gaz naturel et de pétrole au Québec ».

Le manque de transparence dans les stratégies d’influence est régulièrement dénoncé par Québec Solidaire. « Des milliers sinon des millions de dollars sont dépensés chaque mois pour des gens très habiles, d’anciens premier ministres, d’anciens chef de partis, qui font du lobbying auprès des ministères pour des politiques qui favorisent l’industrie pétrolière », s’indignait le député Amir Khadir . Selon lui, le dossier Énergie Est constitue un enjeu démocratique, puisque la population n’est pas assez informée de ces enjeux.

Le Québec impuissant?

Alors qu’il est de plus en plus établi que le projet aurait des retombées économiques négligeables pour la province, plusieurs se demandent quel est l’intérêt du Québec à l’encourager. Le gouvernement Couillard, favorable au projet Énergie Est, se justifie de ne pas vouloir remettre en question l’autorité d’Ottawa en arguant que le projet Énergie Est ne relèverait pas des compétences provinciales.

Or, rien n’est moins certain selon le Centre Québécois du Droit de l’Environnement (CQDE). « La question constitutionnelle est un enjeu fondamental dans ce dossier. Nous ne sommes pas d’accord que les provinces n’ont aucune compétence. Les lois provinciales et fédérales s’appliquent, tant que les lois provinciales n’empêchent pas le projet », explique la directrice du centre et avocate Karine Peloffy. Ainsi, le Québec ne peut interdire catégoriquement le projet, mais l’application des lois québécoises existantes pourrait, par exemple, en affecter le tracé ou les conditions. « Si le Québec voulait être courageux, il y a toute sorte d’outils qu’il pourrait utiliser », résume Mme Peloffy.

Le contexte politique peut aussi influencer de tels projets, selon l’avocate. « Dans les années 1980, alors que le gouvernement québécois était séparatiste et préparait un référendum, TransCanada avait déposé des documents pour un projet de pipeline dans les deux langues officielles, et le BAPE avait été impliqué dès le départ, explique-t-elle. Aujourd’hui, avec un gouvernement ouvertement favorable au développement de l’industrie des hydrocarbures, il y a un certain laisser-aller dans la façon dont le projet est apporté au niveau règlementaire dans la province », analyse Mme Peloffy.

La solution dans la mobilisation citoyenne

Les groupes écologistes ne se laissent toutefois pas abattre. Lors du lancement de l’exposition « Le long du pipeline », les membres de Greenpeace et d’Équiterre ont souligné l’ampleur que prend la mobilisation au Québec : fronde municipale contre Énergie Est, campagne citoyenne « Coule pas chez nous! », lutte aux hydrocarbures inscrite dans le mouvement étudiant, en plus des comités de citoyens qui se créent un peu partout au Québec.

En outre, on apprenait la semaine dernière qu’un nombre record de demandes ont été envoyées à l’Office national de l’énergie (ONE) pour participer aux audiences du projet, tandis que des manifestations du 8 mars soulignaient les conséquences de l’industrie du pétrole sur les femmes.

Pour Steven Guilbault d’Équiterre, la seule façon d’empêcher le projet Énergie Est réside dans cette prise de conscience collective. « Ce que le gouvernement Harper redoute le plus, ce sont des initiatives comme celles-là. Parce que plus les gens se parlent, plus ils se mobilisent. Ils ont beau avoir le pouvoir et l’argent, si on leur retire leur licence sociale, ils ne pourront plus faire ce genre de projet là. » L’organisme souhaite que le Québec mise davantage sur les énergies vertes pour réussir à vaincre sa dépendance au pétrole. « Évidemment, ça ne se fera pas en claquant des doigts, mais il faut amorcer la transition vers un monde à la fois plus écologique et plus juste », a-t-il conclu.

L’exposition « Le long du pipeline », lancée le 28 février à l’occasion de la Nuit blanche, est présentée à la Maison du développement durable jusqu’au 17 mars.