Évidemment, nous avons eu droit à la vulgate habituelle des féministes qui s’inscrivent dans le sillage de Monique Jérôme-Forget et de Sheryl Sandberg. Les femmes doivent “prendre leur place” au sein des entreprises. Elles doivent investir les sphères décisionnelles, cesser de douter d’elles-mêmes et de leurs ambitions. Elles doivent arrêter de croire que valoriser la vie familiale est inapproprié lorsqu’on poursuit une carrière ambitieuse, etc.

Ces choses sont vraies et ne sont pas forcément mauvaises à dire. Après tout, les femmes sont effectivement sous représentées dans les postes de direction, minoritaires sur les conseils d’administration et elles ont plus de mal à tirer leur épingle du jeu dans l’univers entrepreneurial. Il est problématique que les compétences des femmes soient sous-estimées, et pas que dans les milieux d’affaires. Il est aussi dommage qu’on enseigne aux filles, dès leur plus jeune âge, à “modérer” leurs ambitions.

Cela dit, je déteste ce discours féministe corporatiste, qui lie l’empowerment des femmes à des objectifs économiques, avant tout. Hier, sur le plateau de Guy A. Lepage, c’est le premier motif qui a été invoqué par le quatuor de “l’Effet A” pour justifier leur initiative: nous croyons que les ambitions des femmes doivent être davantage reconnues parce qu’il y a là un potentiel de développement économique formidable (je paraphrase).

Cela dit, je déteste ce discours féministe corporatiste, qui lie l’empowerment des femmes à des objectifs économiques, avant tout.

Voilà une manière bien limitée de concevoir l’émancipation de la femme. Si les femmes doivent être aussi estimées, considérées et respectées que les hommes – et pas qu’en entreprise, mais partout dans la société – ce n’est pas parce qu’il serait “dommage” de ne pas exploiter pleinement leur capital humain. C’est parce que leur émancipation repose sur la reconnaissance inaliénable et inconditionnelle qu’elles sont des personnes, au même titre que les hommes. Pas des “ressources humaines appréciables”, ni de “vaillantes travailleuses”: des personnes. Et cette reconnaissance ne se joue pas sur le terrain de la business, mais bien du politique.

On pourrait sans doute m’opposer que ces deux visions ne sont pas mutuellement exclusives. Mais rien n’a été dit hier soir pour m’en convaincre. Bien au contraire. À commencer par les propos proprement scandaleux tenus par Sophie Brochu, la présidente et chef de la direction de Gaz Métro. Alors qu’on effleurait le sujet de l’austérité, dans le cadre d’une autre entrevue, elle a invité à ne pas “polariser” cette question, rappelant qu’il était “normal” que le gouvernement, en “bon père de famille”, équilibre les finances publiques. Elle y est même allée sans rire d’une comparaison avec le budget d’un ménage: si une année on creuse la piscine, on ne peut pas aussi aller à Disney Land. Pas de quoi s’énerver. Et surtout, il ne faudrait pas polariser cette question: il ne s’agit après tout que d’une pratique gestionnaire “neutre” et nécessaire.

Évidemment, c’est facile de ne pas “se polariser” autour de la question de l’austérité quand on gagne un salaire à 7 chiffres. Mais surtout, on peut questionner comment une femme engagée dans une cause dite “féministe” en arrive à soutenir sérieusement une politique dont les femmes sont les premières à faire les frais.

L’austérité fait mal aux femmes. Les femmes sont déjà dans une posture économique plus précaire que les hommes, au Québec. Le tronçonnage amorcé de plusieurs services publics les appauvrira davantage. Quant aux compressions dans la fonction publique, ce sont aussi les femmes qui seront le plus touché. Parlez-en aux infirmières, aux enseignantes.

Parlez aussi aux mères monoparentales, aux bénéficiaires de l’aide sociale, aux femmes en perte d’autonomie, aux travailleuses communautaires à qui on demande de faire plus avec (ridiculement) moins, aux femmes issues des minorités, aux étudiantes. Demandez leur par quels moyens elles “poursuivent leurs ambitions”, lorsqu’elles ont du mal à payer leur loyer. Demandez leur comment elles “réalisent leurs rêves” quand elles font la queue – toujours plus longue – dans les banques alimentaires. Demandez aux femmes qui ne savent plus où aller pour fuir leur mari violent parce qu’on a coupé les vivres des refuges comment se porte leur “leaning in”.

Dire aux femmes “d’embrasser leurs ambitions” pour ensuite les enjoindre de ne pas faire un drame avec leurs emplois qu’on coupe et les services qu’on leur confisque, c’est de l’indécence. Les encourager à “réaliser leurs projets”, pour ensuite affirmer le plus sérieusement du monde qu’elles doivent accepter docilement d’être appauvries, reléguées au chômage et privées de services, c’est une insulte à l’intelligence.

Dire aux femmes “d’embrasser leurs ambitions” pour ensuite les enjoindre de ne pas faire un drame avec leurs emplois qu’on coupe et les services qu’on leur confisque, c’est de l’indécence.

C’est aussi faire l’aveu pur et simple que l’égalité des femmes, pour ce qu’elle est fondamentalement, ne vaut rien si elle n’est pas rentable. L’égalité, comprend-t-on, est surtout bonne pour celles qui sont déjà suffisamment privilégiées pour se hisser jusque dans les lieux où se brassent les “grosses affaires”. Pour les autres, il y aura toujours les programmes philanthropiques. Mais non mesdames, surtout, “ne vous polarisez pas”. Mangez de la brioche, plutôt.

Ce féminisme en tailleur est d’une hypocrisie à m’en donner la nausée. Et s’il y a bien une chose que je souhaite, dans les mois à venir, c’est que les femmes se “polarisent” autour de la question de l’austérité. Parce qu’il en va de beaucoup plus que la mise à profit de leur “potentiel”.