Des millions de citoyennes
et citoyens grecs se réveillent ce matin avec en tête le slogan du parti:
«L’espoir arrive». Après des années de privations et de luttes, l’optimisme
renaît dans ce pays devenu le laboratoire européen de l’austérité. Disons-le
clairement: la victoire de Syriza s’explique avant tout par l’échec monumental
des politiques de «rigueur budgétaire» imposées par l’Union européenne (UE), le
Fonds monétaire international (FMI) et la Banque centrale européenne (BCE).
Un échec économique,
d’abord, puisque l’«ajustement structurel» réclamé par les créanciers (baisse
du salaire minimum, flexibilisation du marché du travail, augmentation de la
taxe de vente, gel du salaire des fonctionnaires, réforme des retraites, etc.)
a contribué à creuser le trou dans lequel le pays s’enfonçait déjà. Une
situation qui, parmi d’autres, a incité deux économistes du FMI à publier, en
janvier 2013, une étude sous forme de mea culpa, reconnaissant avoir
sous-estimé l’impact négatif des compressions budgétaires sur la croissance
économique de pays comme la Grèce.
Un échec social, ensuite,
puisque les mesures d’austérité drastiques imposées par le FMI, la BCE et l’UE
ont provoqué une véritable crise humanitaire et sanitaire dans le pays. Entre
2007 et 2009, le taux de suicide a bondi de 20%. Entre 2008 et 2011, le taux de
mortalité infantile a augmenté de 40%, parallèlement à une explosion de la
toxicomanie, de la prostitution, des maladies transmises sexuellement et de
l’itinérance. Pour des milliers de Grecs, les coupes en santé et en services
sociaux ont été tout simplement fatales.
Dans ce contexte, il n’est
pas étonnant que les mobilisations sociales se soient multipliées depuis 2010:
journées de grève nationale, occupations de bâtiments publics, manifestations
monstres autour du parlement, etc. Malgré ces mobilisations historiques, le
gouvernement grec est resté fidèle aux exigences de la technocratie financière
européenne, alimentant ainsi la grogne populaire. Au lieu de refuser l’aventure
électorale par crainte de se salir les mains, les forces progressistes de la
société grecque ont donc entrepris de reprendre les rênes de leur pays.
L’ascension fulgurante de Syriza
En 2009, à la veille de
l’éclatement de la crise, Syriza était encore un parti marginal, n’amassant que
4,6% des voix aux élections législatives. Depuis, sa popularité a monté en
flèche, propulsée à la fois par le contexte social explosif et par une légère
modération de son discours. En 2012, il constituait déjà la deuxième force
politique du pays, tout juste derrière la droite au pouvoir, dépassant ainsi
les sociaux-libéraux du PASOK. Une ascension fulgurante qui a culminé, hier,
avec une récolte de 36% des suffrages. Ce qui impressionne encore davantage
dans ces résultats , c’est la capacité de la formation politique à élargir sa
base électorale: selon des chiffres préliminaires, plus de 5% des partisans de
la droite (Nouvelle Démocratie) et 9% de ceux du parti social-libéral (PASOK)
étaient disposés, dimanche, à appuyer la gauche anti-austérité.
Que dit et que propose
Syriza pour ratisser aussi large? Au sujet de la dette nationale, la position
est plus nuancée qu’elle ne l’a déjà été, au grand dam, d’ailleurs, de franges
plus radicales de la gauche. Le point de départ est simple: les 300 milliards
d’euros que doit la Grèce à ses créanciers bloquent tout espoir de relance
économique. Le parti propose donc d’en annuler une bonne partie, comme cela a
été fait en 1953 dans le cas de l’Allemagne. Il privilégie pour ce faire la
voie de la négociation, espérant en arriver à une entente avec les autres pays
européens, à tout le moins au sujet d’un moratoire sur le paiement des
intérêts, ce qui permettrait à un gouvernement de Syriza d’allouer ces sommes
aux deux grands chantiers de son programme: l’aide humanitaire et la
stimulation de la croissance.
En ce qui a trait à la relance économique et à l’emploi, Syriza promet
notamment la création d’une banque d’investissement, la suppression des taxes
foncières pour les petits propriétaires, la suppression des impôts directs pour
les revenus de moins de 12 000 euros et la création de 300 000 emplois dans les
secteurs privé et public. En parallèle, la formation politique annonce une
pléthore de mesures sociales visant à panser les plaies de l’austérité:
augmentation du salaire minimum, subventions aux familles destinées à
l’alimentation, soins médicaux gratuits pour les chômeurs sans assurance, aide
aux retraités, restitution des conventions collectives annulées
unilatéralement, etc.
Le début d’une expérimentation politique sans précédent
Sans abuser de
superlatifs, il convient de prendre la mesure du caractère historique des
élections d’hier. À l’extérieur de l’Amérique latine, il s’agit de la première
victoire électorale d’un parti politique ouvertement critique du néolibéralisme
et franchement opposé à l’agenda d’austérité. Et cette fois, aucun soupçon
d’autocratisme ne peut peser sur la formation politique grecque: sa victoire
est claire et sans appel. Sur le vieux continent, il s’agit d’une première
défaite démocratique pour la technocratie financière et politique dominée par
Berlin. Le peuple grec a clairement refusé de se plier à ses ordres, et les
risques de contagion politique sont bien réels. En Espagne, Podemos, le
parti-frère de Syriza, est très bien placé en vue de l’élection de cette année,
oscillant entre la première et la deuxième place dans les sondages récents. En
France, certains leaders de gauche parlent d’un «printemps européen».
Or, pour le parti
anti-austérité grec, les difficultés ne font que commencer. Victime d’une
campagne intensive de diabolisation menée par ses adversaires et la presse
internationale, Syriza aura beaucoup à faire, malgré sa majorité parlementaire,
pour mettre son programme en application. Anticipant la victoire de la
formation de gauche, les puissants ont déjà commencé leur chantage économique.
Certains médias privés ont laissé entendre que le gouvernement ferait main
basse sur les épargnes individuelles, et deux banques majeures ont, à une
semaine du scrutin, fait une demande de soutien exceptionnel à la Banque
centrale européenne (BCE). Pour les hauts dirigeants de Syriza, il ne fait
aucun doute qu’on tente ainsi de créer un climat de panique au sein de la
population. Force est toutefois de constater qu’après quatre ans de menaces et
de sanctions du genre, ces bravades ne fonctionnent plus.
Une victoire pour la politique?
Dans
les vox-pop réalisés dans les rues de la capitale et à la sortie de bureaux de
scrutin, les électeurs et électrices affichaient un mélange d’espoir et de
réalisme. «Tsipras n’arrivera pas à tenir toutes ses
promesses. Mais s’il arrive à alléger un peu le fardeau de l’imposition pour
les classes moyennes, s’il arrive à remettre sur pied le système de santé
publique, ce sera déjà bien!» déclarait une commerçante grecque au quotidien
français L’Express.
Exaspérés par le renoncement de son élite politique traditionnelle face à la
technocratie européenne, les Grecs savent que Syriza ne fera pas de miracles,
mais semblent préférer l’aventure de la gauche à la servilité des conservateurs
et des sociaux-libéraux, tous deux responsables de la corruption et du
gaspillage de fonds publics ayant mené à la crise grecque.
Au final, c’est peut-être la politique
elle-même qui est la grande victoire de ces élections. En votant massivement
pour Syriza, le peuple grec a refusé le fatalisme et la servilité qu’impose
l’agenda néolibéral, ainsi que le discours anti-politique et gestionnaire de l’«adaptation»
qui le justifie. Cela ne veut pas dire que tout est possible et les leaders de
Syriza, tout comme leurs électeurs, le savent mieux que quiconque. Il faudra
beaucoup d’habileté et de force au nouveau gouvernement grec pour sortir son
pays du cercle vicieux dans lequel les puissances économiques européennes l’ont
enfermé. Porté au pouvoir par un mouvement populaire, le gouvernement Syriza
aura besoin d’appuis forts et visibles de la part des mouvements sociaux, dans
son affrontement imminent avec les puissances économiques européennes. Au-delà
des enjeux juridiques et financiers, la discussion qui s’amorcera en Europe
sera de nature politique, et de sérieuses questions de légitimité seront
soulevées.
Partout en Occident, ceux
qui luttent contre l’austérité et la dépossession ont le regard fixé sur la
Grèce. Une page de l’histoire politique du 21e siècle pourrait bien
être en train de s’y écrire.