Le récit que Michel me raconte débute au moment de son
enfance, une époque de sa vie marquée par la violence, la criminalité, les mauvais
traitements et l’autorité paternelle. Dans le logement du quartier Hochelaga où
il a été élevé, Michel a dû, dès son jeune âge, faire face à la réalité de son
environnement familial, un écosystème dominé par le mâle alpha, soit un père
alcoolique et agressif, habité par un grave trouble de bipolarité. Sa
quotidienneté fut ponctuée par de nombreux sévices physiques et psychologiques
à l’égard de sa mère, mais également à l’endroit de ses frères et de
lui-même.

Quelques années plus tard, à l’adolescence, Michel était
devenu un petit tough, un fugueur et
un décrocheur. Son imaginaire déjà imprégné par la violence familiale, mais
également par celle de son quartier, il décida de rejoindre un petit groupe
criminalisé. Ce fut le début d’une fréquentation hasardeuse qui le mena vers la
délinquance; la vente de drogues et les vols à l’étalage constituaient
l’essentiel de ses activités, jusqu’à ce qu’il soit arrêté, une première fois à
l’âge de 18 ans, pour trafic de stupéfiants et recyclage des produits de la
criminalité. Verdict: Coupable! Peine: 14 mois de prison.

Michel fit donc son entrée à Bordeaux; selon ses dires, un
monde de possibilités s’ouvrait alors à lui. Ainsi, pendant qu’il purgeait sa
peine, Michel tissa un nouveau réseau de contacts. Bien entendu, à sa sortie de
prison, Michel n’avait aucunement l’intention d’intégrer l’économie légale; il
décida de mettre à profit ses nouvelles relations sociales pour accroître ses
activités criminelles. La vie était belle, la drogue coulait à flots et les
femmes étaient nombreuses. Michel était définitivement devenu un criminel
endurci. La vie qu’il menait le poussa cependant à toujours consommer davantage,
jusqu’au jour où sa consommation dépassa ses ventes.

Michel commença donc à accumuler des dettes de drogues, le
poussant toujours plus loin dans les profondeurs de la criminalité. Sa
toxicomanie avait, en ce sens, pris le dessus, elle contrôlait maintenant son
existence. Or, l’efficacité jadis affichée par Michel avait cédé le pas à un
problème sérieux pour lui-même, mais également pour ses acolytes qui décidèrent
de s’en dissocier. Sans revenu et avec d’énormes dépenses en stupéfiants, il
dut se résoudre à vendre ses actifs un par un, jusqu’au jour où il atterrit
dans la rue. Sans même s’en apercevoir, Michel était passé de «Drogue Star» à itinérant.

Pendant son parcours, Michel fut arrêté une troisième, une
quatrième… puis éventuellement une vingtième fois. Les raisons étaient
diverses: bris de conditions, squattage, trouble de l’ordre public, etc. Pendant
une trentaine d’années, Michel fit donc un va-et-vient incessant entre la rue
et la prison.

Or, tout bascula le jour de la mort de son père. Alors que
Michel purgeait une peine de quelques mois pour un vol à l’étalage, il apprit
que son père, cet homme violent qui avait participé indirectement à sa
déchéance, venait de décéder d’une crise cardiaque. L’homme derrière les
barreaux avait 53 ans. Le sentiment qui envahit Michel était partagé entre
soulagement, tristesse et colère. Quelques jours passèrent, puis quelques
semaines… Michel avait cessé de consommer.

Sa vie se portait mieux, sa santé également; le jour de sa
énième sortie de prison, Michel était animé par l’urgence de se prendre en
main. Sobre et disposé à devenir un citoyen normal, il entreprit de trouver un petit
boulot et un logement. La volonté était là, mais malheureusement la réalité le
rattrapa. Son long passé de criminel et, par la suite, d’itinérant l’avait
écarté des bases de données citoyennes, mis à part celle de la police. Pour
tout dire, il était comme un fantôme, sans identité, sans reconnaissance.

Pendant son récit, Michel prit une pause pour réfléchir un
instant… Avec la rage au cœur, il m’expliqua que le désir ne suffisait pas, que
la détermination de s’en sortir était souvent engouffrée par les nombreux
obstacles à sa réinsertion. Michel comprit que sa résurrection comme citoyen frappait
un mur. Il était encombré dans une réalité bureaucratique et structurelle dans
laquelle la logique de notre société commande que pour trouver un logement, il faille
de l’argent; inversement, pour avoir de l’argent, sans verser dans la
criminalité, il faut un travail. Finalement, pour avoir du boulot, ne serait-ce
que de décrotter les toilettes chez McDo, il est essentiel d’avoir une identité,
qui à son tour doit s’appuyer sur un lieu de résidence.

Seul au monde, Michel était pris dans une spirale
administrative et bureaucratique, qui freinait à tout instant ses ambitions. Certes,
comme il le rappelle lui-même, les outils étaient bien disponibles, mais
pratiquement inaccessibles: «Voilà une dure réalité qui s’avère un obstacle
pour sortir de l’itinérance.»

Devant son incapacité à répondre aux exigences
administratives, Michel dut se résoudre à squatter temporairement certains
lieux abandonnés de la métropole, jusqu’au jour où il se fit arrêter à nouveau;
cette fois pour avoir pénétré par infraction dans un bâtiment abandonné de Rivière-des-Prairies.
Lorsque je l’ai rencontré, il venait tout juste de terminer sa peine (quelques
jours). Michel était furieux…

Tentant de le calmer, je lui ai parlé des récentes annonces
de la Ville de Montréal en matière de lutte à l’itinérance. Il me regarda
longuement d’un air sceptique… Je continuai en lui étalant les mesures de
l’administration Coderre: investissement supplémentaire de 1 million de dollars,
subvention pour la création de 1000 nouvelles maisons de chambres, opération de
recensement des sans-abri et création d’un poste de Protecteur des personnes
itinérantes dans le but notamment de faciliter l’insertion sociale des
personnes comme lui.

De manière tout à fait personnelle, j’estime que les grandes
lignes de ce plan sont prometteuses; pourtant Michel, lui, était dubitatif. Il
me regarda et me dit: «C’est bien beau sur papier, mais qui va financer ces
mesures? Y’en a pas d’argent! Comment concrètement va-t-on m’aider à sortir de
ce calvaire? Est-ce que les règles administratives vont changer, est-ce
qu’elles seront plus lousses? J’en
doute! J’aurai donc toujours besoin d’un crisse
de numéro d’assurance sociale, d’une carte d’assurance maladie, d’un logement; bref,
j’aurai toujours besoin d’une identité… Qui va me donner tout ça, le maire Coderre?
Crisse…

Je lisais la rage sur son visage, j’entendais la colère dans
le ton emprunté. J’avais devant moi un homme qui, par tous les moyens, tentait,
une fois pour toutes, de ranger sa vie après avoir vécu pendant de nombreuses
années dans les abîmes de la criminalité et de l’itinérance. J’étais
impuissant, assis sur ma chaise devant un cri du cœur qui rejoint le récit de
beaucoup d’autres sans-abri. J’aurais voulu faire la différence, mais j’en
étais incapable.

J’ai ainsi décidé d’intervenir via ce texte, via ce récit de
vie; c’est donc mon cri du cœur que j’envoie au maire Coderre. Monsieur le
maire, je vous demande de respecter vos engagements afin de venir en aide à
tous les Michel qui vivent dans la rue et qui souhaitent enfin s’en sortir.