À la frontière entre Fermont et Labrador City, le fleurdelisé paraît encore plus seul qu’il ne l’était: pas moins de quatre drapeaux lui font désormais face du côté du Labrador. C’est que, à ceux du Canada, de Terre-Neuve et du Royaume-Uni, s’est ajouté en septembre dernier un quatrième drapeau: celui du Labrador. Une large bande blanche pour la neige, du bleu pour l’eau, le vert pour la terre et une petite branche d’épinette en haut à droite. Il s’est depuis largement propagé dans les cours et sur les balcons. Si certains Terre-Neuviens y voient les prémisses d’un séparatisme hostile, les habitants du Labrador y voient plutôt le signe d’un sérieux ras-le-bol.

Avec une population d’à peine 30 000 habitants, l’identité labradorienne n’en demeure pas moins étonnamment complexe. Près du tiers sont des Métis, des Innus ou des Inuits – ces derniers étant eux-mêmes divisés entre Inuits du Nord et du Sud. Ensuite viennent les Blancs de la côte, descendants des premiers pêcheurs. Finalement, il y a les Blancs de la fosse du Labrador, les derniers arrivés, attirés par l’activité minière à partir des années 1960.

Valérian Mazataud

Sous l’égide britannique depuis la Conquête de 1760, ce territoire légèrement plus grand que la Grande-Bretagne servait surtout de réservoir de bois et de poissons. Ce n’est qu’à la suite d’une décision du Conseil privé de Londres, en 1927, qu’il fut définitivement rattaché à Terre-Neuve, sans qu’aucun de ses habitants, blanc ou autochtone, ne soit consulté. «On n’a jamais demandé à mon grand-père s’il voulait que son pays soit un territoire, fasse partie de Terre-Neuve ou du Québec!» raconte aujourd’hui Yvonne Jones, députée fédérale libérale de la circonscription de Labrador, et elle-même native de la côte.

«On n’a jamais demandé à mon grand-père s’il voulait que son pays soit un territoire, fasse partie de Terre-Neuve ou du Québec!»

Terre-Neuve, qui n’était encore qu’une colonie britannique voisine du Canada, n’a jamais tenu outre mesure au Labrador, comme en font preuve ses quatre tentatives de le vendre, dont une fois au Québec. Pour la Couronne, ce coin de pays enneigé et poissonneux n’était qu’un chiffre dans une colonne comptable. Les Labradoriens ne l’ont d’ailleurs jamais oublié. «Les gens du Labrador ont plus de ressentiment envers Terre-Neuve qu’envers le Québec», insiste Jeff Webb, professeur d’histoire à l’Université Memorial de Terre-Neuve.

C’est ce ressentiment, bien plus que des velléités séparatistes, qui explique la prolifération du drapeau labradorien. «Notre drapeau est plus vieux que celui de Terre-Neuve», rappelle Karen Oldford, mairesse de Labrador City. Il est en effet apparu en 1973, alors que Terre-Neuve a conservé l’Union Jack jusqu’en 1980. Certains y voient le symbole d’une identité culturelle; d’autres, l’étendard d’un projet politique autonomiste. «Nous sentons que nous avons peu à dire sur une grande partie de nos vies», explique Todd Russell, président du NunatuKavut, la nation des Inuits du Sud. «Tout nous est dicté depuis St. John’s.» De fait, le Labrador ne détient que 4 des 48 sièges de la Chambre d’assemblée et un seul siège à Ottawa. On ne parle pas d’indépendance, mais certains ne seraient pas contre un peu plus d’autonomie. «De nombreuses personnes regardent le modèle territorial [comme le Nunavut]. Ce serait physiquement et légalement possible, s’il y avait une volonté politique», conclut M. Russell.

Valérian Mazataud

Les Labradoriens ont voté pour la première fois de leur histoire en 1949, au moment où Terre-Neuve devait décider de joindre ou non le Canada. Ils ont alors massivement voté pour, raconte Mme Jones. «Ils sont d’abord Labradoriens, puis ensuite Canadiens: vous ne les entendez pas souvent dire qu’ils sont Terre-Neuviens.»

Aujourd’hui, la société nationale d’énergie terre-neuvienne Nalcor a entrepris de harnacher le Bas-Churchill avec deux vastes projets hydro-électriques qui peinent à susciter l’enthousiasme chez les Labradoriens, pas vraiment sûrs de ce qu’ils vont en tirer.
«Les gens se sentent pillés, volés», explique Todd Russell, qui cite une aînée de la communauté: «Ils sont venus pour les poissons, ils sont venus pour les arbres, ils sont venus pour l’eau et maintenant ils viennent pour la maudite roche!»

Valérian Mazataud