Dans les derniers jours, la liberté d’expression s’est découvert des chevaliers qu’elle ne connaissait pas. En son nom, on appelle à une réplique «implacable» et «courageuse» contre l’ennemi terroriste: retour de la peine de mort, intervention armée au Moyen-Orient, restrictions de l’immigration, resserrement sécuritaire, etc. Forts de la tradition antinationaliste, anticléricale et progressiste à laquelle ils appartenaient, les regrettés caricaturistes auraient probablement «conchié» ce genre d’attitude, déclarait samedi un dessinateur ayant survécu à l’attaque. Ne les connaissant que par leurs dessins, je ne peux confirmer cette hypothèse, bien qu’elle me paraisse plus crédible que la soudaine conversion de Marine Le Pen aux valeurs incarnées par le quotidien satirique.
Comme c’est souvent le cas au lendemain d’événements tragiques, ceux qui nuancent cet emportement collectif sont déjà qualifiés de pleutres ou de complices de l’obscurantisme. Sur les réseaux sociaux et dans les pages de certains quotidiens, ceux qui appellent à la retenue et à la recherche des causes profondes de la violence djihadiste sont accusés de rompre les rangs, ou d’être des «idiots utiles».
Ici comme ailleurs, lorsqu’ils s’opposent aux guerres ou mettent en garde contre la montée des intolérances, lorsqu’ils avertissent contre les généralisations ou prêchent pour le dialogue, les humanistes sont accusés de couardise ou de naïveté, soupçonnés de manque d’attachement à la patrie. Cela n’est pas nouveau. En 1898, lorsqu’il prend la parole pour dénoncer la montée de l’antisémitisme et du nationalisme conservateur dans la foulée de l’affaire Dreyfus, Émile Zola n’est-il pas qualifié d’«apatride» par ses détracteurs de la droite? Aujourd’hui, ceux qui, par attachement à la fraternité humaine, mettent en doute l’exaltation nationale-civilisationnelle et la désignation d’ennemis officiels sont la cible de réprobations semblables.
Jean Jaurès, allié dreyfusard de Zola, humaniste et pacifiste convaincu, a lui aussi dû faire face à ces attaques. Dans les années précédant son assassinat par celui qui disait défendre la France contre «l’Étranger», Jaurès est couvert d’insultes par la presse conservatrice. «Traître à la patrie», dangereux pacifiste faisant preuve de «fétichisme démocratique»: à l’époque, c’est toute une partie de la France, entraînée dans le tourbillon belliciste et nationaliste, qui veut voir Jaurès périr. Malgré les menaces de mort, il refusa toute sa vie cette identification de l’humanisme pacifique à un manque de courage ou de patriotisme. La fraternité, répétait-il, naît au contraire de la confiance que nous sommes prêts à afficher envers l’humanité, surtout la portion de celle-ci que l’on ne connaît pas. Pour certains désabusés, cette confiance envers les hommes et les femmes est naïve et lâche. Ceux-ci préfèrent souvent se joindre à la clameur intolérante. C’est pourtant cette voie-là qui est la plus facile.
Nous ferions preuve d’un bien curieux courage si nous répondions à la barbarie par l’horreur. «L’humanité est maudite, s’exclamait Jean Jaurès, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la sombre nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres. […] Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques».
Un siècle et deux guerres mondiales ont passé depuis que Jaurès a prononcé ces paroles. Encore aujourd’hui, comme Cabu, Charb et les autres, et malgré les dérapages de ceux-ci, nous sommes nombreux et nombreuses à vouloir construire un monde plus libre et plus juste. En 2015, dans notre combat contre tous les fanatismes, je nous souhaite de ne pas oublier le dernier terme du tryptique français: la fraternité. Les suites que nous donnerons aux événements de mercredi dernier diront beaucoup sur nous. Nos gestes, mais aussi nos paroles, individuelles comme collectives, seront lourdes de sens. Rappelons-nous la mise en garde de Zola contre ceux qui adorent la République d’un «brusque et terrible amour», ceux qui «l’embrassent pour l’étouffer». Ceux qui parlent constamment de liberté, mais jamais de paix.
2015 s’est ouverte dans l’obscurité. Travaillons à présent à faire émerger quelques aurores.
Bonne année tout le monde.